Zébu boy – Aurélie Champagne

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Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2019

Tel son nom, Aurélie Champagne fait éclater les bulles d’une écriture fascinante, aux descriptions très réalistes et foisonnantes, colorée comme la terre de Madagascar.

Elle donne un rythme fou à son récit, entre variations d’ambiances et de styles.

Ce que lit le lecteur est-il un roman initiatique, un roman historique, l’écriture d’un drame psychologique ancré sur l’émotion ?

Ce qu’il faut retenir de prime abord, c’est que le personnage de Zébu Boy n’attire nullement notre sympathie. Même s’il est balloté par les vagues successives et submersives d’histoires qui le dépassent, il n’en demeure pas moins un personnage cynique et opportuniste, obnubilé par l’idée de s’enrichir coûte que coûte.

Est-ce le déroulement fatidique de son Destin, qui le fera trouver grâce à nos yeux, lui l’homme des coups tordus et de la morale bancale ?

Aurélie Champagne, à sa façon, sans trop s’appesantir sur la véracité des faits pour écrire un livre historique, nous brosse des personnages denses, résolus, avec plein de mordant et de détermination.

Elle nous raconte l’histoire d’un combattant et d’un survivant, dont la question essentielle et fondamentale est « comment continuer à survivre à nos morts, même quand on se croit immortel ? ».

Zébu Boy est l’histoire de Ambila, en réalité : « Caporal Razafrindrakoto Lahembelo, du 42ème bataillon, Matricule 9419 », qui s’est battu en France sur plusieurs fronts, dont la Meuse, dans les Ardennes, la Haute-Marne, et les Vosges, durant la 2ème Guerre Mondiale.

Revenu sans un sou, sans reconnaissance : un sergent ira même jusqu’à lui reprendre ses godillots qu’il chérissait tant, tel un trésor ; dès lors, seul l’argent importe et compte, parce qu’il a un seul objectif : racheter le cheptel de son défunt père, et faire fortune.

Mais hélas, malgré lui, il va se retrouver entraîné dans l’insurrection qui gronde, et qui, déjà, va commencer à charrier son lot de malheurs.

Du coup, Ambila va être de nouveau emporté dans des combats, et happé par la guerre.

Alors, dans ce Madagascar de Mars 1947, les soldats revenus sans honneurs, le peuple bafoué, les habitants autochtones excédés, spoliés de leur dignité, de leurs biens, et de leur chère patrie, vont tous se soulever.

Pour gagner leur guerre, leur insurrection, leur révolte, et pourquoi pas leur révolution, ils vont utiliser toutes les ressources et armes à leur disposition, y compris les pouvoirs mystiques comme les amulettes, dont les Blancs ont une peur bleue : « les Allemands ont fait un cercle autour de nous. Ils pensaient que le Noir, l’Africain, si on le tire, il se relève. C’est-à-dire qu’on était immortels, quoi ! » … avec les fameux oady lamoka fabriqués par les ombiasy, les guérisseurs –aux-pouvoirs-infinis-et-dangereux.

En vérité, la seule dignité qui reste à Ambila, c’est son florissant passé d’adolescent, pour ses exploits dans l’art de la tauromachie à la malgache, la savika, et qui lui a valu le surnom glorieux de « Zébu Boy », dont son père était si fier.

Car, démobilisé et retourné sur sa terre natale, Ambila n’était plus rien, ni personne, parce que pauvre et harassé : « A leur retour, « les soldats de la Très Grande France » avaient retrouvé l’indigénat, et (…) le travail forcé, ces éreintantes réquisitions de trente jours au cours desquelles, à nouveau, ils seraient dans la boue ».

Ainsi, ces réquisitions ajoutaient-elles à leur condition de prisonnier, un statut de banni pour l’éternité.

En faisant de ses anciens soldats des personnes aigries, des sous-hommes, la France préparait le lit d’une insoumission, d’une rébellion, d’une quête certaine de liberté, chez des personnes frustrées, qui de plus ont connu la guerre loin de chez eux, qui ont souffert dans leur chair et leurs relations, et qui, de ce fait, n’avaient plus rien à perdre.

Et comme pourraient agir tous les héros défaits, qui ont perdu leurs illusions et leurs rêves, Ambila mobilise toutes ses énergies, tous ses efforts, toute son intelligence, pour s’enrichir et redevenir quelqu’un comme Zébu Boy qui est un héros positif, mais une ombre du passé.

Mais le Destin va changer ses desseins : de guerrier sans patrie, sans même ses précieuses godasses, sans uniforme, sans morale ni éthique, sans foi ni loi, il se laisse facilement emporter par la spirale de la violence, et des combats pour sa dignité, où son passé va le rattraper ; notamment à travers la figure charismatique du Combattant Guinéen, feu son ami et frère d’armes Amadou Ba Adi, qui, « lui venait des Ardennes, de la Meuse, la Haute Marne. Il en avait vu plus que nous », et qui mourra pour la « Très Grande France ».

Et pourtant sa mort n’empêchera pas Ambila de le dépouiller de ses dents en or. D’où la trahison de sa mémoire, qui démontre encore la vénalité et la duplicité du personnage-charognard, que peut être Ambila

Il en sera ainsi, quand il fera les poches à un cadavre, avant de le délester d’un Parfum « Flèches » de « Lancôme ».

Finalement, quelles sont les vraies motivations pour faire la guerre ?

Le cas de l’instituteur-guerrier-résistant nous en apprend un peu : il est là pour mener en vérité sa vengeance personnelle, parce qu’un Vazaha, un Blanc, a osé lui prendre sa femme, en la mettant enceinte…

Pourtant, Ambila est non seulement un homme de valeur : « lui, l’immense Zébu Boy qui avait assez prouvé sa valeur dans l’arène », mais il connaissait aussi son effet, son charme dévastateurs, sur les femmes, même « s’il se sentait alors comme une coquille vide », devant elles.

Ce qui ne l’empêchait pas d’incarner « le guerrier invaincu dont le seul sourire vrillait les femmes. Le légendaire Zébu Boy d’Ambila, qui avait couché tant de cornes à ses pieds ».

Ce qui donne aussi au récit la dimension d’un voyage dans les souvenirs et la mémoire : « son père mort, la mémoire de sa mère évoluait désormais dans un monde fini. Il n’y aurait plus jamais de nouveaux souvenirs ». Fin du voyage !

Ce texte est un roman pluriel dont l’écriture oscille entre la guerre, le huis-clos routier, digne des plus grands road-movies ou road-trips américains, l’hiver glacial français et la moiteur caniculaire de Madagascar, le roman policier, le drame psychologique, autant de « pays », autant « d’atmosphères ».

Et ce roman raconte, au-delà de l’histoire d’une île, l’histoire d’un homme-île, d’un personnage qui, lui seul, est une insularité, qui se juxtapose à l’infra-histoire de la grande Histoire de la colonisation.

Devenu opportuniste à force d’être malmené par la vie, Ambila sait que ce sont ses défauts qui sont ses qualités pour survivre, et que pour rejoindre sa région natale dans le Sud-Est de l’île, il va passer par des initiations et des épreuves, pour encore plus et mieux en apprendre sur son peuple, ne serait-ce qu’à travers l’ethnicité, érigée presque en cousinage ou parenté à plaisanterie : « c’est quand même marrant, ça… Aucun de vous n’y coupe… les Mérinas qui quittent leur foutue ville sont toujours malades », dit-on à celui qui est atteint de diarrhées chroniques.

Puis, au peuple de la côte, on assène : « les côtiers sont toujours pleins de croyances. Il n’y a d’ailleurs que vous pour penser des âneries pareilles, et oser les dire à haute voix ».

Cependant, la forêt comme dernière frontière protectrice, une métaphore grandeur nature (parce que le lieu de la végétation et de la pharmacopée, du maquis et des échappées, en somme d’une Renaissance permanente de la faune et de la flore, mais aussi le symbole qui renvoie aux neg marron et au marronnage aux Antilles), est l’un des éléments majeurs de la survie de la Terre-Mère, cette fameuse, vitale et ombilicale Pachamama des peuples d’Amérique Latine : « Hazo, Afo, jazo, les trois protecteurs sacrés de la terre. Depuis la nuit des temps. La forêt, le feu, la fièvre. Les Blancs ne peuvent rien contre ça ».

Finalement, à l’image d’un Josselin fidèle, dont on dit qu’un beau chien peut être « un Ancêtre qui a changé de peau », Ambila dit de lui-même : « je suis devin-guérisseur, je l’ai toujours été ».

Leurs destins, indubitablement liés, ne conduiraient-ils pas à une Réincarnation métempsychotique ?

Dans la perspective de sa vieillesse, le Devenir et le Combat unique d’Ambila, ne seraient-ils pas tout simplement la consécration d’une vie, dans la peau d’un zébu, et pas n’importe lequel : « le-zébu-qui-n’est-pas-semblable-aux-autres-grands-zébus » ?

Même si sa mère l’attend dans une autre forme : « Ah te voilà mon singe. Tu retrouves le sentier… »

Un très prometteur premier roman.

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).