Kintu – Jennifer Nansubuga Makumbi

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Editions Métailié, 2018

Une fois qu’on a débroussaillé, dépoussiéré et compris la nébuleuse de l’Arbre généalogique de la lignée de Kintu Kidda-l’Ancêtre, saisi le sens des symboliques culturelles et ancestrales, et appréhendé les significations et les nuances des mots et de la langue, on peut sereinement essayer de lire cette fresque monumentale, étourdissante et éblouissante, écrite avec cette densité extraordinaire qui fait qu’on ne puisse la résumer.

Car, qu’en est-il de cette plongée en apnée dans un pays méconnu, et dans les eaux troubles des liens de sang qui unissent, pour le meilleur et pour le pire, tout cela pour décrire un riche répertoire des turpitudes humaines ?

Un véritable tableau peint comme un drame shakespearien.

Kintu est un récit qui se déroule entre le 18 ème (1750), et le 21ème siècle (2004). Avec ce dernier, est né le fils d’Isaac Newton Kintu : « en 2000, Kizza arriva ».

Il raconte l’histoire de la malédiction de Kintu Kidda, gouverneur d’une des provinces du royaume du Buganda. Un sort sera jeté sur lui, et tous ses descendants, trois siècles plus tard. Tous ces abonnés au tragique seront confrontés à la folie, au suicide, à la mort violente, parce que par accident, et pour une gifle donnée, Kintu a tué son fils adoptif Kaléma, et ne l’a pas inhumé selon les rites mortuaires.

Mais, en réalité, cette malédiction poursuivra quatre descendants : Suubi, harcelée par sa terrible sœur jumelle qu’elle n’a jamais connue ; Kanani, le « Réveillé » évangéliste, fanatique, lubrique et concupiscent, en proie à ses démons et au doute ; Isaac Newton, le brillant ingénieur, qui est obnubilé par l’obsession d’avoir transmis le Sida à sa femme et à son fils ; et enfin Miisi le Patriarche, l’intellectuel éduqué en Europe, harcelé par des visions et des rêves qui, finalement, auront raison de sa raison.

Pourtant, cette malédiction n’est pas seulement l’histoire d’un geste malencontreux, d’une gifle malheureuse et mortelle, et de ses conséquences. Mais elle découle aussi de la répétition irresponsable de transgressions, et de déviances de Kintu, bien avant.

Certes Ntwire, le père naturel de Kalema, prononcera les paroles de la malédiction : « Vous voyez ces pieds… je vais aller chercher mon enfant. S’il est vivant, je le ramènerai ici et je vous présenterai mes excuses. Mais si je ne le trouve pas, pour vous, pour votre foyer et pour ceux qui en naîtront, la vie sera une souffrance. Vous souffrirez tellement que vous regretterez d’être nés… Et pour vous Kintu, même la mort n’apportera aucun soulagement ».

Et en effet, les premières manifestations se firent sentir : le bouton de son fils Baale se compliqua tellement, que « à l’aube de son mariage, Baale s’éteignit ».

Puis sa femme, Nnakato, la mère, et sa première épouse-jumelle, se pendit.

Et après sa mort, « Kintu se leva. Il disparut cette nuit-là. Un jour, Kintu fut aperçu dans à Lwera, dans la grotte située près de la tombe de Kalema, mais il avait l’esprit confus. Il disait que Nnakato, Baale et Kalema étaient dans la grotte avec lui, et qu’il ne pouvait pas les abandonner. Après cela, plus personne ne le revit jamais. Kintu n’aurait ni tombe, ni rites funéraires ». 

Donc, il a été puni par là où il a péché, en enterrant mal son fils adoptif Kalema : « Dans leur hâte, les hommes ne s’aperçurent même pas qu’ils avaient enterré Kalema à côté d’un arbuste épineux, le Jirikiti, l’arbuste à côté duquel on enterre les chiens ».

Mais doit-on mettre cette malédiction sur le compte unique de la mort cachée de Kalema, et de l’absence de rites funéraires, lorsque nous connaissons les antécédents de Kintu, comme transgresseur social des us et coutumes traditionnels ?  « Kintu avait épousé Nnakato en premier .Il l’avait épousée en dépit des conseils, en dépit de la coutume ».

Alors qu’il connaissait bien la place de la gémellité dans l’espace sociétal : « la tradition prétendait que les vrais jumeaux étaient une seule âme qui ne parvenait pas à résoudre le conflit primal de l’être, se scindait pour donner naissance à deux personnes. L’aîné des jumeaux, appelé Babirye si c’était une fille, était censé être l’âme originelle. Nnakato, la cadette, était la copie, la mutine ».

D’où la menace des parents des jumelles : « Nous ne vous souhaitons aucun mal, Kintu. Cependant, vous avez non seulement séparé Babirye de son autre moitié, mais vous l’avez humiliée ».

Même s’il finit par épouser Babirye : « Par amour pour Nnakato, il épousa Babirye en grande pompe », c’était trop tard, peut-être parce qu’il avait déjà enfreint l’ordre social établi.

Comme si Kintu était poursuivi plutôt par une double malédiction, comme d’ailleurs le sera son descendant Kamu Kintu, première victime, trois siècles après ; une double peine qui apparaît dès l’énonciation de son nom, et sa charge symbolique : Kamu Kintu. Kamu qui signifie Cham en Ganda, est le fils maudit de Noé, dans la religion chrétienne, alors que Kintu est l’Ancêtre originel par qui est arrivée la Malédiction.

Dans une interview, Jennifer Nansubuya Makumbi explicite : « Comme Adam pour vous, Kintu est pour nous le premier homme sur terre ».

Dès lors, dans ce livre aux 6 Chapitres appelés Livres, vont se dérouler et se croiser des destins singuliers, liés par le sang, une malédiction, et un ancêtre fondateur.

Quant à propos de Cham, l’explorateur et officier de l’armée britannique Jonh Hanning Speke disait en 1863 : « je déclare décrire précisément l’Afrique nue… Si ce tableau est sombre, nous devrions, lorsque nous contemplons ces fils de Noé, essayer de remonter au temps où notre pauvre frère aîné Cham fut maudit par son père, et condamné à être l’esclave de Sem et de Japhet ; car tels qu’ils étaient à l’époque, ainsi nous apparaissent-ils aujourd’hui -une preuve vivante et frappante des Saintes Ecritures ».

Cette histoire, dont l’écriture est belle, même dans la noirceur et la laideur des intrigues et des personnages, est une ouverture aux traditions africaines, aux rituels magiques ésotériques, et à la puissance des liens du sang.

Elle se veut comme un récit de voyage, mais aussi comme un conte d’Amadou Hampathé Bâ, où des ancêtres fantomatiques, « invisibles », s’invitent naturellement dans le monde des vivants, et tissent des relations intergénérationnelles.

Dans ce sens, on peut affirmer que le génie de l’auteure, est d’arriver à relier des mondes habituellement cloisonnés.

Dans une forme narrative époustouflante, où se mélangent des époques, des lieux et des ambiances, et où l’originalité consiste à démarrer chaque histoire à la date du 5 janvier 2004, la romancière nous dessine un premier roman magistral, déroutant et inattendu, mais foisonnant et percutant comme un uppercut.

Avec cette saga épique, flamboyante, romanesque, terriblement contemporaine, et dans une langue qui ne cède jamais aux bons sentiments, Jennifer Nanbusuya Makumbi nous promène dans les méandres des actualités de l’histoire, présente et passée, des mythes, des légendes, et des histoires populaires. Pour cela, elle utilise un incroyable casting de personnages hauts en couleurs, tous liés par le sang, et condamnés, dans un style d’écriture plein d’humour, et tout en souplesse.

En fait, en conjuguant ses talents de conteuse et de romancière, l’écrivaine veut rendre à son pays l’Ouganda, toute sa profondeur et sa puissance historiques.

Dans un monde où les rêves, les superstitions, et les prémonitions sont de vrais savoirs endogènes, Jennifer Nansubuya Makumbi nous entraîne dans un ailleurs, qui a le pouvoir d’envoûter, à travers un voyage intense, dépaysant, où les personnages se meuvent, entre souffrances, errances, croyances et espérances.

Pour décrire et illustrer les univers qu’elle veut nous dépeindre, l’auteure va s’appuyer sur tout un éventail de thématiques : les liens du sang, la gémellité, le polygamie et le sexe en milieu patriarcal, la culture et les us et coutumes ancestraux, l’histoire africaine dans la complexité de ses rapports avec l’Occident, la misère, la maladie, la violence, la boulimie de pouvoir des fils prétendants, le pouvoir des mères, la place des femmes dans l’équilibre de la société, la procréation et la stérilité, les géographies politiques, avec la précolonisation, la colonisation, et la postcolonisation et l’avènement des indépendances, l’utilisation des savoirs et de la connaissance…

C’est parce qu’ils ont le Mal dans le sang, dans les veines, et de génération en génération, que de 1750 à 2004, les descendants de Kintu sont malgré eux, les héritiers d’une tragédie, les plaçant au cœur d’une lutte implacable contre des fléaux.

Ici, semble nous dire la romancière, il n’y a aucune place pour l’apitoiement.

En ce qui concerne le pouvoir d’enfanter, et la polygamie : « un enfant était plus que sûr que de se dandiner dans l’allée d’une église avec une alliance au doigt, et un bout de papier à la main », même si en réalité, l’enfant appartient à son père : Kintu dira « Mais ces enfants sont les miens : ce ne sont pas les tiens, ni les siens .Ce sont les miens ».

Quant à la polygamie, on nous apprend que : « Kintu avait d’autres femmes en plus de Nnakato. Celles-ci lui avaient été offertes à titre d’hommage : certaines par des parents ambitieux, d’autres étaient des filles de pairs gouverneurs ».

Ce sont d’ailleurs ces liens, qui rendent extrêmement meurtrières les relations entre frères, qui aboutissent à des luttes fratricides, pour le trône et l’héritage. D’où l’importance du pouvoir des femmes, comme facteur de modération et d’équilibre, mais hélas aussi, dans certains cas, comme vecteurs d’exacerbation des conflits ; chaque mère ambitionnant de voir son fils prendre les rênes du pouvoir.

Le sang est sacré. Il est interdit de le verser, sauf pour les sacrifices. C’est pourquoi, après le lynchage de Kamu Kintu : « trois mois plus tard, pour le vendredi saint le 9 avril 2004, Bwaise trouva à son réveil les corps de quatre conseillers, et de dix autres hommes – tous impliqués dans la mort de Kamu – dispersés le long de la rue principale ».

Une femme du marché dira, sentencieuse : « Ils ont attaqué un essaim d’abeilles mortelles… Parfois le sang est poisseux : on ne peut pas le verser et s’en aller comme ça ».

Au Sénégal, le Wolof dit que le sang versé accidentellement ou exprès, est trop lourd à porter.

A travers les femmes-jumelles de Kintu, et le harcèlement de Suubi par sa jumelle, Jennifer Nansubuya Makumbi pose le problème de la gémellité, sans oublier de nous informer que des fois, les jumelles refusent de venir au monde ; alors, en ce moment-là, elles deviennent des jumelles réticentes, rebelles, insoumises : « Mis à part le moment où chacune des jumelles sortit et fut posée sur son ventre, Nnyiga ne tint jamais ses filles dans ses bras. Elles changèrent d’avis quant au fait de vivre et, l’une après l’autre, elles s’en allèrent ».

Dans l’ordre des croyances, de la foi et de la religion, l’évangéliste Kanani Kintu et sa femme Faisi constituent le couple de « Réveillés ». Même s’il doute, et que cela le rongeait tel un cancer, devant les autres : « c’était un véritable témoignage… le monde savait que lui et sa femme marchaient sur les pas du Seigneur ».

Mais n’étaient-ils pas déjà condamnés à disparaître, devant l’arrivée tonitruante, et le prosélytisme des Pentecôtistes, qui « les avaient noyés sous leurs musiques de discothèque, leurs danses effrénées et leurs prières extatiques ? ».

Miisi Kintu incarne, de par son « aventure ambigüe », le dilemme chaotique et douloureux, dans la pratique des savoirs différentiels. Et le choix de son travail de thèse est prémonitoire de son destin final : il a choisi « Tout s’effondre » (ou « Le monde s’effondre ») de Chinua Achebe. Il finira par la « confusion de son esprit », donc la folie, comme son ancêtre Kintu Kidda, dans la grotte : « pour avoir su et refusé de savoir ».

Colonisation et postcolonisation se mêlent au niveau des inégalités, et du problème des frontières.

« Une fois installés sur les hauteurs, les Ougandais cultivés traitèrent ces derniers (les Ougandais sans éducation), avec le même mépris que les Européens avaient pour eux ». En effet, l’indépendance n’avait rien changé.

Pour les frontières, après avoir démantelé la belle Afrique précoloniale, la Conférence de Berlin de 1885 a fait le reste : « Saloperies de frontières ! Les pays africains sont le fruit de l’imagination européenne », en vérité, de la boulimie et du mépris de l’Europe.

Puis les régimes anti-Démocratie, et les dictatures sanguinaires comme celle d’Idi Amin Dada ont terminé le travail.

D’où l’importance, pour sortir du cercle de la procrastination, de la restauration et du retour aux sources du lieu originel, pour juguler le Mal.

Suubi dit : « Mais toutes les histoires doivent avoir une belle fin ; Ntwire doit être puni pour n’avoir pas su pardonner, et Kintu devrait être sauvé et emmené au pays des esprits ».

Un rappel à l’ordre naturel des choses, au juste retour d’un monde sans aucune malédiction : « C’était la première visite du conseil des anciens à Kiyiika. Celle-ci était destinée à localiser leur lieu d’origine – l’endroit où le Kintu d’autrefois avait vécu ».

Le refus du fatalisme exige de procéder par actions, pour neutraliser les effets de la malédiction, et ainsi retrouver la Paix Collective.

Pour cette séance de dépossession, il faut un lavage rituel de tous, à la source, pour la Grande Purification : « Vous vous tenez ici devant la source qui abreuvait la famille, à cette époque. Nous allons nous laver de cette malédiction ».

Fallait-il se cantonner à la sentence facile, rétrograde et négative : « Quelle que soit la façon dont il regardait les choses, la vie était tragique », et ne rien faire ? Ou alors opter pour la puissance de la vie face à la fatalité de la mort ?

Alors, quelle étincelle pour éclairer les consciences sinon le choix judicieux de l’unité, du rassemblement, de l’action commune concertée, de la musique du chœur des cœurs, pour désenvoûter, pour exorciser ?

Finalement, au-delà de la langue qui émerveille avec ses audaces : « elle tchipa, agacée d’être dérangée de si bonne heure », la poésie chantée par l’auteur, est le reflet harmonieux des cris d’amour, des espoirs, et des liens sacrés et inaltérables du sang.

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste

Professeur d’université

Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)

Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : «  des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)

Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 

Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).