Boy Diola – Yancouba Diémé

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Editions Flammarion, 2019

Ce roman est-il un portait sans complaisance, un hommage vivant à un père complexe, le récit d’une histoire et d’une colère familiales, une fresque-collage pour récréer une identité qui s’effrite, la quête initiatique d’une authenticité perdue, le cahier d’un retour avorté au pays natal ?

En tout cas, ce texte n’est pas une hagiographie, donc ni une biographie particulièrement élogieuse, ni un écrit racontant la vie d’un Saint qui s’appellerait Apéraw-Moustapha-Bouregh.

L’auteur Yancouba Diémé, un « enfant-Citroën », a juste à cœur de raconter, de tracer le parcours de son père, qui n’a pas été un long fleuve tranquille.

Le résumé nous dit « Boy Diola », c’est ainsi qu’on appelait le villageois de Casamance venu à Dakar pour trouver du travail. Ce villageois, c’est toi mon père, Apéraw en Diola. A force de côtoyer de trop près la souffrance, tu as décidé de partir. Pendant des mois, tu t’es rendu au port jusqu’à ce que ton tour arrive, un matin de 1969. Tu as laissé derrière toi les histoires racontées autour du feu, les animaux de la brousse, les arachides cultivées, toute la jeunesse. De ce voyage tu ne dis rien. Ensuite tout s’enchaîne très vite. L’arrivée à Marseille, l’installation à Aulnay-sous-Bois, la vie d’ouvrier chez Citroën, le licenciement, la débrouille. Odyssée depuis le fond de l’Afrique jusqu’aux quartiers populaires de la banlieue parisienne ».

« Boy Diola » met en scène, avec dérision, légèreté, et une émotion débordante, cet homme partagé entre deux mondes, deux cultures, donnant ainsi corps et voix à ceux que l’on n’entend pas : les sans-voix, les silencieux, les « invisibles ».

Comme le disait Aimé Césaire : « ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche… Ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir ».

Par des va-et-vient, Yancouba Diémé, entre la banlieue parisienne, Dakar, le village de Kagnarou en Casamance, dans le Bignona, et les pays africains visités, tient à nous « raconter l’histoire du daron », cette figure emblématique des cités d’immigrés, dans les banlieues françaises.

Entre 1960 et 2010, par la peinture de moments de vie, nous voyons évoluer un homme qui, entre traditions et modernité, se veut digne, réservé, pudique, mais travailleur et battant.

Mais au-delà de Apéraw, le père en diola, l’auteur rend hommage à tous les parents immigrés Sénégalais en France, qui ne se sont jamais laisser maltraiter.

En racontant les aspérités d’un homme au parcours sinueux, Yancouba Diémé nous confronte à un rapport intransigeant à la vérité, ce qui d’ailleurs est l’une des forces de ce roman. « Je n’invente absolument rien, tout est vrai. Ce sont mes souvenirs, c’est pour ça que le livre a un aspect assez fragmenté. J’ai voulu rester authentique ».

Est-ce pour cela que ce texte est organisé et structuré en courts chapitres, entre passé et présent ?

La colère est l’un des thèmes-piliers de ce livre : « cette colère est celle d’un homme et d’un ouvrier qui ne se laisse pas faire… Ma mère, qui travaillait comme femme de ménage, et lui, m’ont transmis leur colère… Ce livre, c’est un peu un règlement de comptes ».

Il faut dire que ce « père taiseux et fier », navigue entre le silence et la colère.

Arborant la dignité et le courage d’un héros au/du quotidien, Apéraw-Moustapha est silence : « Mon père se terre dans le silence. Il acquiesce. Dans son fauteuil il repense à son voyage en beauté. Dans les yeux des naufragés, il revoit tous ceux qui ont la traversée avec lui en 1969… Non ça ne sert à rien de parler, vous ne pouvez pas comprendre le diola, sinon je vous aurais raconté plein de choses ».

Les mots, les paroles ne peuvent d’aucune manière narrer l’indicible, sauf dans une langue que les autres, les enfants, ne maîtrisent pas. Ce qui constitue une barrière, et un alibi, pour ne pas dire.

Mais pour quelles raisons : la pudeur, la réticence, la honte, la culpabilité ?

Cependant, l’autre pendant du silence, la colère, s’exprime de toute sa force : « tu t’es levé dans toute ta puissance, dans toute ta jeunesse, les veines de la colère sont apparues sur ton cou… peu m’importaient le soleil, les histoires de la brousse, les histoires racontées autour du feu. Je voulais savoir comment les choses s’étaient passées sur le bateau… Ne me fatigue pas avec ça, ne m’emmerde pas avec ces histoires. C’est les Blancs qui sont venus nous ramasser ».

Sous-entendu pour Apéraw, nous, on est venus nous chercher. Nous n’avons pas voyagé sur des embarcations de fortune, taquinant la mort, pour débarquer sur des plages inhospitalières, où on ne voulait pas de nous. D’autres temps, d’autres histoires.

Ce livre sera l’occasion, pour Yancouba Diémé, d’aborder d’autres thématiques tels : la polygamie, la catégorisation sociale, entre quartiers, entre pavillons de banlieue et foyers de travailleurs, le pays rêvé et le pays habité, les croyances ancestrales et les religions révélées, l’homonymie, le cousinage et la parenté à plaisanterie, l’éducation, la transmission et l’initiation.

Cependant, nous sommes en face d’abord d’une peinture sociale sur le quotidien d’une famille d’immigrés noirs, en banlieue parisienne : Aulnays-sous-Bois, et St Denis.

Dans un style simple, fluide, oral, drôle et tendre, mêlant la justesse du regard à celle la langue, l’auteur nous raconte le pavillon de banlieue, le foyer de Moussa Diouf l’ami Sérère du père, la vie avec l’oncle et la promiscuité, la polygamie du père, la mort de la mère, jeune, la dégringolade et la galère. Tout cela, entre déracinement et acculturation, dans la difficulté (l’impossibilité ?) de choisir entre deux mondes, deux modes de vie différents.

Tout le long du récit, la tendresse, l’humanité, l’humour, ne sont jamais loin, dans un langage agile, alerte savoureux.

Mais quel Apéraw raconter ? Moustapha ? Bouregh ? Les deux à la fois ? « Beaucoup de choses lui ont échappé depuis qu’il s’est installé en Europe. Apéraw ne peut plus regarder Kagnarou en face ».

Et dans tout cela, c’est quoi un Diola ? Apéraw dit « nous, on est nés dans la forêt … le Diola, il ne connaît pas les médicaments. Nous, on connaît les racines, c’est tout. C’est ça notre médicament ».

Cette relation à la Nature-Mère donne au Diola une valeur spécifique intrinsèque. Son identité flirte avec l’authenticité : « Du temps de avant-avant, les Diolas étaient asoninkés. Ni musulmans, ni chrétiens. Le mot asoninké était un sobriquet donné par les Mandingues qui se moquaient des fétichistes, ces grands consommateurs de vin de palme… Les asoninkés croyaient en Emitey, Celui qui est là-haut, par l’intermédiaire des fétiches. Emitey ne se priait pas, ne s’occupait pas des affaires des hommes. Il n’exauçait rien. Emitey était visible dans la réalisation des choses… Les influences étrangères, européennes ou mandingues, n’étaient pas séduisantes pour les Diolas ».

Don, au début, pour le Diola, était l’animisme : tout a une âme.

D’où cette relation conflictuelle ou syncrétique, entre les croyances ancestrales, païennes, et les religions révélées comme le christianisme et l’islam : « Après sa conversion à l’islam, et son départ à Dakar, il a changé de prénom et pris celui de Moustapha. Malgré tout, dans son village natal, les gens de sa génération et ses aînés continuent d’utiliser son prénom animiste ».

D’où l’importance de la forêt, comme lieu naturel de l’éducation, des classes d’âge comme espace de socialisation et de droit d’aînesse, de l’initiation comme lien de fraternité.

La perpétuation de la tradition est une nécessité impérieuse. Et la forêt en est le pilier fondamental ; ce qui est primordial, c’était : « l’époque où l’éducation visait à soustraire des cœurs la peur de la forêt… Si tu as peur de la forêt, toi tu ne peux pas devenir un homme. Le Diola il ne peut pas avoir peur de la forêt, si tu as peur comment tu vas faire pour vivre ? ».

Hélas, entre le vécu en milieu urbain, et l’idéal de la continuation de la tradition, que de rêves brisés ! : « Malheureusement, la transmission a été perturbée. Mes efforts et mes tentatives pour y remédier sont ridicules. Quel lien y a-t-il entre eux et Apéraw ? Je le connais parce qu’il me raconte des choses, eux l’ont vu vivre et grandir, ils l’ont vu dans les épreuves, les difficultés et l’action. Ils sont le chaînon manquant. Les plus jeunes le reconnaissent comme un des leurs, Apéraw appartient désormais à la classe des kounifaanaw ».

Alors quid de ces « kounifaanaw » ?

« Les souvenirs d’Apéraw et les récits des kounifaanaw se confondent en une seule et même histoire, comme une contribution à la mémoire collective. Du fait de leur grand âge, les kounifaanaw étaient considérés comme des sages et leur parole ne troublait pas l’apaisement des arbres ».

Ce qui leur conférait une liberté de parole et de pensée, qui leur donnait le droit et le pouvoir d’intervenir. Ils pouvaient dire haut, ce que ce que les autres pensaient bas : « les kounifaanaw se méfiaient et blasphémaient à voix haute. Dans quelques années, il n’y aura plus personne pour verser les libations dans les bois. Vous allez perdre le sens de l’orientation. Les gens vont mourir sans comprendre pourquoi… L’islam n’est jamais parvenu à rentrer entièrement dans le corps d’Apéraw. Il y est entré et en sorti plusieurs fois. Musulman en surface, mais asoninké en profondeur ».

Ce récit reste une évocation, pêle-mêle, de la vie du père et des souvenirs du fils, en un feuilleton qui aurait s’appelé « Mon père, ce héros ».

Avec son regard émouvant, touchant et sincère, Yancouba Diémé nous brosse le portrait d’un père digne, avant tout, homme de refus, rebelle, insoumis, qui refuse d’être dominé : « Ne faut pas que les gens vous dominent. Pendant que vous dormez, les autres vous dominent ». Et Apéraw devant son chef hiérarchique qui lui lance l’invective : « Monsieur Diémé, toi tu n’en fais qu’à ta tête, t’es lourd », de répondre : « Oui, merci moi je préfère ça c’est mieux. Celui qui va me dominer, il n’est pas né. Même mon père moi je lui réponds quand je ne suis pas d’accord. Toi, tu es fou, toi ».

Mais le père n’est pas un héros pour rien. Il est doté d’une sacrée capacité de résilience qui fait que quand : « le sort se déchaîne… chacun se démerde comme il peut. N’importe qui aurait démissionné de la vie.

Ce n’est pas grave. C’est la vie.

Père, mes respects ».

Avec ce père, un homme de refus, sont abordés d’autres sujets comme – la polygamie : « en 1986, Apéraw prend une deuxième épouse, Ina l’y encourage… ».

A son ami Moussa Diouf, qui fait les marchés, et qui rêve de prendre une troisième femme, Apéraw, outré, lancera : « ça ne va pas la tête ? Tu travailles ici en France dans les marchés et quand tu gagnes de l’argent tu rends tout aux femmes ».

– le cousinage à plaisanterie, entre ethnies : ici, entre Diolas et Sérères (Moussa Diouf). Ce qui signifie que deux personnes issues de ces ethnies, peuvent se dire toutes la méchancetés et vacheries du monde, dans la plaisanterie, le rire et la Paix : « Moussa est Sérère, c’est un argument de taille pour un Diola. Les relations basées sur la plaisanterie entérinent d’éventuelles méfiances ».

– l’homonymie : au Sénégal, l’on dit qu’on ne peut pas donner à une personne quelque chose de plus précieux, que le prénom de son enfant.

Ainsi, Moustapha, de par les relations de fraternité initiatique, appelle son fils « Yancouba », comme son frère qui, en plus d’être l’oncle, a fait un fameux parcours scolaire et universitaire : « Yancouba et Apéraw se sont vus au bois sacré l’année du futampaf. Ils ont suivi le rite initiatique ensemble. Leur fraternité en a été renforcée… », et comme le souligne Apéraw : « même si on n’a pas grandi ensemble, moi je l’ai toujours tenu comme mon frère. Pendant des années, je ne l’ai pas lâché, je l’ai cherché partout. Lui il a beaucoup étudié. Toi je t’ai donné son nom comme ça tu vas faire des grandes études toi aussi. Tu vas beaucoup gagner ».

De plus, la Tradition dit que l’enfant prendra sept qualités et sept défauts de son homonyme !

Dès lors, nous ne sommes pas surpris quand Yancouba, devenu médecin en Allemagne, va appeler son fils « Moustapha », comme pour rendre la pareille, et ainsi honorer les valeurs du frère bienaimé. 

Dans son parcours de vie, Apéraw a appris la liberté, la prise d’initiatives : son père Abidjé, heureux et fier, s’adresse à lui : « Heureusement tu ne m’as pas écouté, sinon on aurait tout perdu. N’écoute pas tes parents, ne fais pas confiance à tes frères. Dirige ta tête, guide-toi tout seul » ; mais il a aussi appris la souffrance : « J’ai vu la souffrance, moi… On peut retourner dans la souffrance. C’est pour ça quand on sort on fait attention maintenant. On ne peut pas retourner. C’est beaucoup la souffrance ».

Apéraw a connu les terres de souffrance, De Kagnarou à Dakar, de Marseille à Aulnay-sous-Bois et St-Denis, dans différentes situations.

Cependant, la souffrance suprême, traumatisante, n’est-elle pas d’avoir conscience que le pays habité, le pays réel et le pays rêvé, ne sont pas les mêmes ?

Alors, se pose la question de savoir si, après tant d’années passées en France, on peut retourner calmement en Casamance, dans le Bignona ?

En fait, « chez soi », c’est où ? Faut-il et pourquoi rentrer définitivement ?

Car, même si on nous dit : « N’oubliez jamais qu’avant tout nous sommes adjamaats. Ce sont les Mandingues qui nous ont donné le nom de Diolas… Que vous le vouliez ou non, même si vous habitez en France, votre village c’est Kagnarou ».

Même si Apéraw pense « Moi mon États Unis, c’est l’Afrique », est-ce suffisant pour que des slogans fassent vraiment de Kagnarou le village ? »

Ici, « l’aventure ambiguë » guette, à l’affût. Le retour est rarement celui qu’on escomptait.

Apéraw a-t-il bien écouté et compris les paroles prémonitoires de devins des kounifaanaw : « … écoute ton cœur, si tu désires vraiment accomplir quelque chose dans ton cœur, alors fais-le. Si quelque chose te fait peur, si tu hésites dans ton cœur, c’est que le chemin n’est pas sûr, retire-toi » ?

En croyant fermement trouver la quiétude et le repos en Afrique, il ne trouve que questionnements, mal être et incompréhension. Du coup, il devient déstabilisé, et tous les plans sont bouleversés pour ce qui aurait dû être un havre de paix, et un serein retour au pays natal, à la source. Il constate amer : « les plus chanceux ont fait construire des maisons. Elles représentent une fierté et une revanche sur les décennies vécues dans les cités et foyers de France. Mais le temps passe, ils ne sont plus tout à fait chez eux. Les voisins les regardent de travers, leur trouvent une certaine arrogance. Alors, ils restent à l’écart, deviennent deux fois plus méfiants… Comment rentrer définitivement quand on est resté si longtemps éloigné des terres ? Rentrer pour cacher sa honte, rentrer pour mourir ? ». Comme si on subissait la solitude au milieu de la foule !

Cependant, l’espoir est permis. Parce que, même si l’histoire a mal commencé par la tristesse et l’écœurement, devant un reportage de la télé, un certain soir de janvier 2010, alors qu’il faisait froid, elle se termine en apothéose le 28 juin 2012, à la demi-finale de l’Euro de football, à Varsovie, où l’Italie affrontait l’équipe d’Allemagne. Avec un Mario Balotelli flamboyant, génie noir virevoltant, qui donna la victoire à son pays adoptif, l’Italie.

C’est pourquoi, on peut dire : « Tutto va bene. Votre roi est noir, qu’à cela ne tienne. ».

Là, Apéraw saisit toute la dimension symbolique de sa revanche, et il « rit encore plus, il ne s’arrête pas ».  

Mais la colère de l’auteur est-elle tombée pour autant ?

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste

Professeur d’université

Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)

Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)

Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 

Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).