Signé poète X – Elizabeth Acevedo

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Editions Nathan, 2019

Elle a quinze ans. Elle s’appelle Xiomara, ce qui n’est pas un nom de Sainte, tel Xavier, le prénom de son frère jumeau, qu’elle appelle toujours « Jumeau ». Ce premier nom singulier qu’elle porte comme un boulet à traîner, signifie « celle qui est prête pour la bataille, pour la guerre ». Un pedigree prémonitoire !

Pourtant, elle voudrait ne pas être remarquée, mais « passer inaperçue n’est pas possible 

Plus grande que mon père. Ma mère dit de moi,

« beaucoup trop de corps pour une si jeune fille ».

« Quand ton corps prend plus de place que ta voix,

La rumeur vient se coller à toi

Mieux vaut laisser parler ses poings ».

Donc, entrer en soi, se réfugier à l’intérieur, face aux incompréhensions, voilà l’ultime recours.

« Je me suis construit une carapace aussi épaisse que moi ».

D’autant plus que le quartier où l’on vit, est réputé difficile et violent :

« Dans Harlem, il est difficile d’être une jeune fille ronde et belle, surtout lorsque l’on naît dans une famille très pieuse qui ne comprend pas le désir d’émancipation, et de liberté ».

Mais quid vraiment de ce roman singulier, ce roman-slamé, ce roman-slam ?

A Harlem, Xiomara va vers ses seize ans. Son corps prend plus de place que sa voix. Elle porte un bonnet D, et développe des hanches chaloupées. Contre la rumeur, les insultes, les gestes déplacés, elle utilise son arme préférée : elle laisse parler ses poings. Étouffée par les préceptes et bondieuseries de sa pieuse mère, elle n’a pas de petit ami, ne fait pas de sortie, ni de vagues. Prisonnière de son mutisme, elle se révolte en silence. Personne n’est là pour entendre sa colère et ses désirs, même pas son frère jumeau Xavier, qu’elle doit elle-même protéger de sa faiblesse physique, de ses peurs, et de son homosexualité. Pourtant, il est plus âgé qu’elle, même si c’est d’une heure !

Alors, la seule chose qui l’apaise, et la réconcilie avec elle, c’est le compagnonnage fertile de son carnet, où elle ne fait qu’écrire, écrire, et encore écrire, tout ce qu’elle aurait voulu dire :

Transformer en poème-lames
Toutes mes pensées coupantes
Les imaginer trancher net
Mon corps pour
Que j’en sorte.

Jusqu’au jour où, grâce à Ms Galiano, sa professeure de littérature, un Club de Slam se crée dans son lycée ; l’occasion pour Xiomara, enfin, de se dévoiler, de retrouver sa voix, et de trouver sa voie.

C’est ainsi que, pour participer à des « battles » (des joutes poétiques, de slam), elle prend le nom de scène « Poète X » :

Je suis X en armure de fer
Combattante et mon casque haut…
Mon nom est dur à dire,
mes mains aussi sont dures,
et dressées pour construire
la cathédrale de mes mots.
X prêtresse et féroce.

Ce récit spécifique, écrit comme un poème-slam, chanté, rythmé, déclamé, annonce la couleur dès le départ, sur un double plan : d’abord celui du découpage du texte en trois grandes parties : 1 – « Au commencement était le verbe » ; 2 – « Et le verbe s’est fait chair » ; 3 – « La voix de celle qui pleure en pleine nature sauvage », et qui aurait pu s’intituler « La voix de celle qui pleure dans le désert ». l’Écho de la Bible !

– ensuite, sur le plan de l’introduction dans le roman, par un slam :

L’été ça sert à s’asseoir sur les marches
Des immeubles, devant le porche
Dernière semaine avant la rentrée Harlem a les paupières
qui papillonnent. Septembre est proche
Moi je balade mon regard sur ce quartier
Que depuis toujours j’appelle chez moi.

Ici, la cause est entendue : cette œuvre surprenante, poignante, touchante et entraînante, est bien celle du Verbe, des Mots. Un roman de la parole. Où les mots sont lancés tels des coups de poings.

Écrit loin du schéma des romans classiques, traditionnels, ce récit est celui de l’adolescence, de la sensualité, de la sexualité, de la découverte du corps, du plaisir sous toutes ses formes, y compris de la jouissance par la masturbation. Ce qui amène des questions existentielles et essentielles :

Ressentir tout cela,
C’est mal, non ?
Mais alors pourquoi
C’est si bon ? 

Des interrogations qui en disent long, sur la violence et la brutalité des sensations, cette violence que les poèmes de Xiomara retranscrivent si fidèlement, avec une agréable douceur.

L’héroïne est confrontée à des difficultés liées aux hésitations, entre son libre-arbitre et ses désirs, son éveil si soudain aux sensations de son corps, et à la définition de sa place dans une fratrie gémellaire pas comme les autres.

Coincée en tant qu’enfant de parents immigrés, entre un chez soi si traditionnaliste, sécurisant, et un dehors plein de dangers, de tentations, séduisant et menaçant, Xio se pose beaucoup de questions :

« C’est tellement compliqué,

En ce moment, tous ses sentiments,
Ces sensations
Je les remarque tellement plus qu’avant,
les garçons !
Et ils s’intéressent aussi à moi, je le vois…
Je crois que j’ai peur que tout ce qui les attire
C’est mon cul et mes seins.

Des questions d’autant plus difficiles à résoudre, surtout quand on est coincée entre :

Un père éternellement en repentance,
comme s’il avait fait vœu de solitude et de silence », et « une mère (qui) ne voit rien
que vous deux, et Dieu… mais Mami
le seul homme de sa vie
c’était celui cloué à la croix .

Xiomara sait qu’elle ne peut et ne doit attendre d’aide de personne, et de nulle part : elle est seule au monde, dans sa quête de liberté et d’existence.

Les deux seules personnes, dont elle pourrait attendre une aide, sont « jumeau », et sa meilleure amie Caridad (Charité). Mais Xavier est un anti-jumeau, qui ne sent rien de ses mouvements sismiques. Quant à la relation avec Caridad, elle est belle et complexe : Caridad est un peu sa mauvaise conscience, son antithèse, et son contraire :

« Je devrais la détester. Elle est tout ce que mes parents voudraient

que je sois. Elle est tout ce que je ne serai jamais ». Mais, elles s’adorent !

C’est pourquoi, emmurée dans son mutisme dévastateur :

« J’ai envie de

Lui (sa mère) dire que dans cette maison

S’il y a bien quelqu’un qu’on n’entend pas,

C’est moi », elle se rend compte que sa seule chance d’échapper à cet emprisonnement, à cette si terrible solitude, ce sont son carnet offert par son frère, et ses mots, avec l’appel de Ms Galiano, pour participer à des batailles de poèmes :

Mon frère a dit que je ne parle pas assez alors il espérait,
Que grâce au carnet, j’aurais un endroit où mettre mes pensées
De temps en temps, j’habille mes pensées en poèmes. J’essaie de
voir si mon univers change quand je pose mes mots dedans.
C’est la première fois qu’on m’a donné un endroit où faire
une collection de pensées. C’est un peu comme s’il me disait
que d’une manière ou d’une autre, mes pensées avaient de
l’importance. A partir de ce moment, j’ai écrit quelque chose
tous les jours. Parfois, c’est comme si écrire, c’était le seul moyen de ne pas souffrir ».

Cette prégnance de l’écriture, qui chasse la souffrance, devient un refuge sûr, et un lieu de libération. La force des mots, et l’importance de croire en soi, transforment son regard sur le monde. La liberté s’exprime par les haïkus, par le slam, par les poèmes magnifiés.

En fixant l’originalité de son travail, dans une belle mise en forme poétique, par de courtes pages slamées, rythmées, rimées, l’autrice va nous entraîner au cœur de son royaume de mots, dans une quête effrénée de liberté.

Même si elle sait que : « la liberté, c’est compliqué comme concept… la liberté, c’est

Un tellement grand mot. Trop grand : comme

Un gratte-ciel que j’observe depuis la rue mais dans lequel

Je n’ai pas le droit de monter » ; même si elle se pose des questions ontologiques du genre : 

« à quoi ça sert que Dieu me donne la vie

Si je ne peux pas en faire ce que je veux ? », ou alors : 

« pourquoi obéir à ses lois

Ça voudrait dire baisser ma voix ? », Xiomara connait la valeur de la liberté.

Et elle se veut la voix de toutes les femmes embrigadées, jalousées, critiquées, bâillonnées, obligées de se cacher, ostracisées. Et pour cela, elle doit pouvoir raconter la servitude, la misogynie, le sexisme, le harcèlement, entre sa « docilité » au quotidien, et sa rage et sa détresse dans son écriture.

Derrière cette narration qui, certes, n’est pas autobiographique, mais qui laisse apparaître, entrevoir et se dessiner les traits de l’auteure, qui, elle-même, est aussi slameuse, se profile la révolte d’une femme-en-devenir, qui sait partager les mots, pour rire, pleurer, se taire, parler, vivre…

En s’épanouissant au fur et à mesure de l’intrigue, Xiomara nous donne une vraie leçon d’optimisme et de détermination, nous envoie un message d’introspection et de lucidité, d’affirmation du droit à la liberté et au bonheur, du droit fondamental de dire Non. Et pour illustrer tous ces droits, dans sa quête initiatique, elle va utiliser tous les mots justes, pour dire, pour chanter : l’amour, l’incommunicabilité, la tristesse, le désir, la rage, la colère.

Dans sa façon de dire, de déclamer, de faire s’entrechoquer les mots pour créer de nouvelles résonances, Xio nous raconte la souffrance à nue, la désobéissance aux règles sociales injustes, la témérité. C’est la guerrière, la combattante sur le qui-vive, qui refuse d’être réduite à l’impuissance.

C’est ce qui explique que, dans cet immense chant pluriel, d’une authenticité si sensible, nous sommes en face d’une femme bouillante, colérique, courageuses, qui force le respect, avec sa lave volcanique qui sourd d’elle, tel un magma en fusion ; d’où la puissance de ses mots, pour décrire ses maux.

Éprouvant la maîtrise et la précision des mots, elle fera la différence entre les mots-guérisseurs, les mots-réparateurs :

« et il me semble

Que ces mots dont je blesse les pages

Réparent quelque chose en moi » ; et les mots-libérateurs, et les mots-salvateurs :

« je sais juste qu’apprendre à croire à

La puissance de mes propres mots, ça a été

L’expérience la plus libératrice de mon

Existence… C’est elle qui m’a apporté le plus de

Lumière. Et ça ne serait pas ça, Un Poème ? Une

Lumière dans le Noir ».

Finalement, ce seront cet hymne aux mots, et l’émergence de l’amour, dans toute sa polyphonie, qui seront les remèdes durables, la thérapie fondamentale : l’amour pour Aman, ce beau gosse qui, comme elle, écoute J. Cole et Kendrick Lamar, l’amour pour « jumeau », l’amour pour Caridad, l’amour du père Sean, l’amour tardif de Mami, et celui de Papi, qui fait danser.

Pour Aman : « Tu ne peux pas rêver que tu touches un garçon

Et puis le soir dans la vraie vie ne

Jamais te dire qu’il va deviner

Ce rêve, blush rouge

Sur tes joues ».

Dans ce récit, cette quête initiatique, délicate sans être prude, les personnages sont très bien développés, chacun avec son épaisseur, avec des profils psychologiques bien étudiés, et des émotions bien rendues, et relatées.

En décrivant des problématiques, comme le poids des traditions et de la religion, l’intégration en tant qu’enfant d’immigrés, l’affirmation de soi en tant que femme libre, dans une société castratrice, aux dérives machistes, sexistes et sexuelles, la romancière Elisabeth Acevedo signe-t-elle un manifeste féministe, celui de la tolérance, du respect d’autrui et de l’estime de soi ?

Ou alors, serait-ce un roman d’amour et d’espoir, qui décline l’adolescence qui se cherche, l’évocation de la pression parentale (plutôt maternelle !), le poids ambigu de la religion, la puissance des mots ?

Ou est-ce tout cela à la fois ?

A la croisée des chemins, et du métatexte créé à la frontière des trois langues, aux différentes sonorités et musicalités, que constituent l’espagnol, l’anglais, et le français, ne serait-ce pas tout simplement la croyance en la force de ses rêves, parce que dorénavant, il n’y a plus de possibilité de retour en arrière ? 

Mes mots font ce que j’exige,
Mon langage
Les tort, les entortille, les emmène
S’accrocher aux gens qui m’écoutent,
Et je sais enfin que même
Si ça ne m’empêchera pas d’avoir peur,
Personne ne m’arrêtera jamais,
Personne. Plus maintenant ».

Parce que la poésie, c’est la vie, et que même si « c’est juste un poème… ça ressemblait à un don ».

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).