Mur méditerranée – Louis-Philippe D’Alembert,

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Editions Sabine Wespieser, 2019

Ce roman, d’un écrivain Haïtien chevronné, est singulier par le fait, le parti pris, de ne pas s’attacher à des statistiques et des chiffres, mais plutôt de nous promener à travers les univers de personnages qui, avant de subir les affres indélébiles d’une traversée douloureuse, avaient une vie, une enfance, une jeunesse, des rêves et des espoirs.

Qu’en est-il vraiment de l’histoire ?

L’auteur nous brosse le portrait de trois femmes aux trajectoires très différentes, comme Dima, la musulmane bourgeoise Syrienne, qui voyage sur le pont d’un bateau infernal, pendant que Chochana, la juive Nigériane Ibo, et Semhar, la chrétienne orthodoxe Erythréenne, survivent à fond de cale. Elles se retrouveront, après avoir franchi le point de non-retour, sur un rafiot de future, un chalutier, unies dans le même espoir d’une nouvelle vie en Europe.

L’auteur campe avec humour (on rit jaune !), et empathie, leur tempérament et leur énergie, qui leur serviront d’indispensables viatiques, au cours d’une traversée apocalyptique.

Inspiré par la tragédie réelle d’un bateau de clandestins sauvé par le pétrolier danois Torm Lotte pendant l’été 2014, Louis-Philippe Dalembert nous confronte de manière réaliste et frappante, à la condition humaine, dans une ample fresque de la migration et de l’exil.

C’est pourquoi, la force de ce roman, et sa puissance d’évocation, viennent de la volonté de l’auteur d’inscrire une telle tragédie dans la littérature, sans apitoiement larmoyant, mais pour nous faire réfléchir, et au besoin agir.

Mais, en même temps, il nous informe de son envie de dissuader les thuriféraires de Hitler, d’ériger un autre Mur de la Méditerranée ; en somme, que ceux qui rêvent d’imiter les Nazis lorsqu’ils fortifiaient le Littoral Méditerranéen, ne puissent jamais réaliser leur funeste et sordide projet.

Dans son récit bouleversant et richement documenté, le romancier nous décrit une odyssée tragique, nous fait une peinture des causes de la migration, à travers l’intensité extrême des situations. Et c’est dans ce sens, que l’auteur fait le choix judicieux de nous décrire la vie de chacune de ces femmes, avant leur décision difficile de partir, de laisser tout et tous derrière eux, de faire le grand saut vers l’inconnu jamais imaginé, parce qu’inimaginable.

Car, de « vie d’avant », il y en a eu, et même d’idyllique : « Au dire des anciens, on ne manquait de rien… Des animaux, sa famille en avait à ne pouvoir les compter », nous raconte Chochona.

Semhar savait pertinemment que, « bien sûr, elle ne pouvait pas rattraper les jours, les semaines, les mois perdus dans la quête d’un lendemain meilleur », mais aussi, elle sait que, dans la vie d’avant, elle avait un crédo : « Elle voulait enseigner aux enfants, aux filles en particulier. Leur dessiller les yeux sur la beauté du monde qu’elle-même ne connaissait qu’à travers les livres, la télévision, Internet, lorsqu’on y avait accès… Elle rêvait de leur inculquer le sens du devoir. La fierté d’être femme. Leur faire comprendre que, sans les femmes, le pays, la planète n’auraient nulle saveur. Elles étaient le sel de la terre dont parlait le Christ ».

Dans l’alternance des trois trajectoires singulières de ces trois femmes, et de leur destinée quasi commune, nous savons que Chochana se préparait à une brillante carrière d’avocate, Dima menait la vie luxueuse et tranquille d’une bourgeoise, dans sa ville d’Alep.

Dans ce texte, jamais le romanesque ne cède le pas à la réalité, ni ne vient la brouiller. Ce roman engagé, est aussi un roman politique de dénonciation, dans une très belle langue poétique, servie par une écriture fluide, soignée, musicale, rythmée, moderne, directe, élégante, empathique, cristalline. Profondément humaine, elle sait se faire oublier pour servir l’histoire et les personnages.

Touchant par son humanité, le romancier, dans son discours dénonciateur, hurle sa rage et son impuissance, devant la cruauté aveugle, la faiblesse d’âme, et la corruption.

La littérature ayant cette capacité magique, mystérieuse, et presque mystique de faire surgir l’humain des bas-fonds de la bestialité et de l’horreur, à la manière du Journal d’Anne Frank, ce roman fait appel à une certaine magie incantatoire dont seule l’écriture a le secret.

C’est dans cette quête de vie, dans cette quête de sens, que chacune des femmes questionne à sa façon, ce qui fait notre humanité, et notre capacité à la compassion.

Car ici, l’horreur, portée à son comble, est partout présente : dans les humiliations, les viols incessants et abjects, les tabassages, les bestialités endurées, les animalités les plus imprévisibles, les déprédations les plus terribles, les vexations renouvelées, dans le cauchemar de la cale où on manque à tout moment d’étouffer, et de mourir.

Alors on établit des relations de solidarité, de complicité, de sororité : parlant de Semhar et de Chochana : « ces deux-là ne se quittaient plus sinon pour aller aux toilettes ou lorsque le geôlier avait décidé, un jour, d’enlever une et pas l’autre… », d’espoir, d’échec.

C’est de ces liens très puissants, que naît la force de pouvoir oublier les renoncements et les pertes, matérielles mais surtout humaines ; au cours des voyages, que d’êtres chers perdus, disparus !

Et puis, il y a le questionnement sur le chemin parcouru, et qui reste à parcourir, avant d’arriver au but : « Nous allons y arriver… Elle s’efforce de penser aux quarante ans d’errance des enfants d’Israël dans les déserts, avant l’installation sur la Terre Promise », se dit Chochana.

Parce qu’il y a encore et toujours une mer, une rive à traverser, comme le disent si poétiquement Aimé Césaire, Cesare Pavese, Saint-John Perse, et Derek Walcott, et plus prosaïquement, le Magnum Band.

Ce récit, qui fait vivre, souffrir, espérer, désespérer, déprimer, reprendre goût à la vie, les réfugiés, les exilés, nous indique à quel point tous ces personnages sont poussés par les mêmes forces centripètes. Tous, ils fuient des conditions de vie impossibles, insupportables, en relation à la guerre, la dictature, l’embrigadement par le service militaire contraignant, la famine, les sécheresses aux conséquences dramatiques sur le réchauffement climatique.

Toutes ces raisons non exhaustives, poussent à la migration, à l’exil, à la quête de liberté, qui, ici, est encore plus prégnante, d’autant plus que nous avons affaire à des femmes, qui subissent régulièrement les vexations des hommes, dans des sociétés aux structures et au fonctionnement sexistes et machistes.

A dire vrai, le sort de Dima, Chochana, Semhar, Rachel, Meaza, est bien différent de celui des Ariel et autre Hakim. Ce qui n’empêche nullement ces derniers d’être des personnages positifs : Ariel, dans sa gouaille, sa fougue, et son exubérance toutes juvéniles, dans son amour pour sa sœur aînée Chochana ; Hakim, par son humanité, et son sens de la compassion, là où sa femme Dima montre un comportement, épidermique, raciste, esclavagiste et xénophobe.

En vérité, la force du questionnement, c’est que la misère ne peut l’étouffer ni l’enrayer. Il fait partie intégrante de la liberté à laquelle aspirent tous ces destins en quête de « mieux- survivre », et de futur plus florissant. De plus, il permet de faire le point pour comprendre, et mieux avancer : « qu’est-ce que ça fait d’être banni de sa terre natale ? D’être réduite en esclavage ? A des centaines et des centaines de kilomètres des siens, de sa langue maternelle, des paysages et des odeurs de son enfance ? Qu’est-ce qu’on ressent ? L’exil rend-il la patrie perdue plus chère à son cœur ? Plus vivaces les « souvenirs », le temps passé ? La servitude invite-t-elle à maudire à jamais son oppresseur et ses descendants ? Engendre-t-elle la haine de soi ? ».

Même s’il raconte le racisme des Arabes envers les Africains (Dima en est un exemple patent), ce roman n’en est pas moins celui de la tolérance, de la richesse des différences, entre religions, entre croyances.

Là où une voix crie « Baroukh Hachem », une autre, comme en écho, crie « Shukran ya rabbi ».

Et c’est pourquoi, le Créateur s’appelle Dieu, Allah, Hachem, Ashiakle, Olokun, Biher, Ngaan.

Il faut aussi dire, que l’Enfer est la vague qui propulse le chalutier. Et l’auteur a le don de nous le raconter, en faisant prévaloir la notion d’égalité, dans ce monde en vase clos, « même (si…) en enfer, on peut exiger de voyager en première classe », comme Dima et sa famille !

« A ce titre, nous avons droit au respect ! Comme tous les êtres humains. Certes, ils avaient payé moins que ceux du pont. Et alors ? Ils étaient dans la même situation. Les aléas climatiques, la dictature, la guerre les avaient chassés de leurs terres. Ils fuyaient tous quelque chose. Tous, ils cherchaient la vie. Peu importe la couleur de sa peau, son ethnie, son statut social ou sa religion. Qu’on soit athée, mécréant, croyant en un Dieu unique ou des divinités multiples. Si le bateau chavirait, la Méditerranée ne ferait pas de distinction entre les calais et ceux du pont ».

Cette communauté de destin, devrait sceller la même horrible situation d’inhumanité.

La dernière étape du voyage en enfer sur ce bateau du désespoir, est racontée de façon magistrale, épique et tragique, alternant les points de vue, pour dire l’angoisse de la traversée des exilés, ballotés par les vagues qui « cognaient telles des possédées. Cognaient sans reprendre souffle », secoués, « les estomacs déversaient leur bile. Les intestins se lâchaient », sous la férule de gardes-chiourmes monstrueux.

Le rayon de soleil salvateur de cette narration, en dehors des filles de Dima et Hakim, Hima et Shayna, porteuses de rêves et de promesses d’espoirs, c’est que, même si les femmes sont les plus vulnérables, leur solidarité, la force de leur union, la communauté de destin, leur joie de vivre, en font des personnages magnifiques et flamboyants, sous la plume trempée d’émotion et d’humanité, de Louis-Philippe Dalembert.

Dans leur lucidité, elles savent, comme le chante si bien le poète de l’insularité Aimé Césaire, que :

« Il y a encore une mer à traverser
Oh encore une mer à traverser ».

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).