Les cent puits de Salaga – Ayesha Harruna Attah

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Editions Gaïa, 2019

Même si on essayait de laver Salaga, avec l’eau de ses cent puits, jamais cette « ville créée pour vendre les êtres humains », ne pourrait être propre, ni prospérer, d’autant plus que ces cent puits, constituaient le lieu où on l’avait les esclaves avant de les vendre.

C’est pourquoi, ce roman est une rame historique, qui raconte les vies entremêlées de la Princesse Wurche (volonté et fierté), et de son esclave Aminah (douceur et opiniâtreté). Ces deux personnes vont vivre une sororité, le long du chemin tortueux de l’Histoire du Ghana au XIXème siècle, qui fera de leurs deux personnages, des êtres forts et mémorables, qui portent en eux, une interprétation complexe de l’esclavage, du pouvoir, et de la liberté. Car, de quoi s’agit-il ?

De l’histoire d’Aminah, jeune fille de quinze ans du village de Botu, toujours entourée de ses petites sœurs jumelles, Hassana et Husseina, et qui guette les caravanes de marchands, pour vendre de la nourriture très prisée, pour sa famille. Quand un jour, son père disparaît, elle devient à la merci des autres tribus esclavagistes guerrières.

Quant à Wurche, elle est aussi une jeune princesse intrépide et têtue du même âge, de la ville de Salaga, dont le père est un grand chef de la région de Gonja, en pleine apogée du commerce d’esclaves.

Ce texte se déroule dans un Ghana de la période pré coloniale, sur fond d’esclavage, de relations entre Africains, de commerce entre Africains et Européens ; une histoire de courage, de pardon, d’amour, de liberté et de rédemption, portée par le parcours de deux femmes, que tout semble opposer, mais que le destin, leur détermination, et leur quête vont réunir.

En réalité, ces deux jeunes filles portent en elles une précocité existentielle. Elles sont des guerrières prédestinées, telles les deux héroïnes dont elles portent les prénoms, et qui ont marqué l’Histoire de l’Afrique subsaharienne.

« Ce qu’elle désirait par-dessus tout, c’était aider à gouverner son peuple les Gonjas. On ne l’avait pas baptisée Wurche pour rien. Reine. La Wurche des origines avait mené un bataillon de trois cents hommes en toute sécurité. Qu’une telle femme ait existé trois siècles plus tôt aurait dû lui donner de l’espoir. Et qu’en était-il d’Aminah Zaria, qui, à une époque encore plus ancienne, refusait de se marier et tuait ses amants pour empêcher quiconque d’usurper son trône… ».

Ces deux figures emblématiques, semblent être nées sous le signe de la responsabilité, et de la capacité d’assumation de leurs rêves de liberté.

Déjà, au moment où les jeunes filles de Botu espéraient secrètement, et rêvaient d’être la « vingt et unième épouse » du Madugu, Aminah, quant à « elle, préférait voyager à dos de dromadaire ou à cheval, avec un sac rempli de chaussures, pour effectuer le même genre de travail que Baba. Fabriquer quelque chose de ses propres mains, puis partir au loin pour le vendre ».

C’est ce que comprendront son père, Baba, et sa grand-mère, qui lui feront entière confiance, pour veiller sur sa famille : « Veille bien sur tes mères pour moi ; c’est toi qui t’occupes de tout jusqu’à mon retour. Fais attention à ne pas trop rêvasser ».

Quant à Eeyah, la grand-mère, connaissant son goût et son sens de la responsabilité, elle lui confiera : « il te revient d’être forte pour les autres. La tâche que je te demande d’accomplir, n’est pas facile. Cela va te prendre beaucoup d’énergie. Tu fais déjà tant pour nous tous. Et cela va te coûter là aussi, dit-elle en pointant le doigt sur le cœur d’Aminah. Mais nous avons besoin que quelqu’un s’occupe de nous, et cette personne, c’est toi, malgré tes quinze ans. Nous n’avons pas le choix. Tu n’as pas le choix ». Quel jeune âge pour assumer une si lourde charge, pour remplir une si délicate mission !

Aminah et Wurche incarnent des garçons manqués. Wurche se doute très bien de sa vraie nature. Elle sait très bien qu’elle n’est pas une fille normale. Elle s’en rend compte surtout avec ses frères : « Si même Dramani était allé à Kete-Krachi, elle aurait dû y aller également. On aurait dû l’autoriser à faire tout ce que faisait son frère. Mma lui avait dit un jour que l’esprit d’un homme habitait son corps à elle, alors que l’esprit d’une femme habitait celui de Dramani… ».

Donc, nous sommes bien devant deux adolescentes, qui deviennent des femmes fortes trop tôt.

Pourtant, peu importe le milieu d’où elles viennent, elles ont toutes les deux fait partie de familles aimantes, qui sont enchaînées à leurs traditions. Elles se retrouvent sacrifiées, au nom de ces familles, ou sur l’autel de la cruauté humaine.

Wurchera pensera de sa grand-mère : « La vieille dame était sans doute à la recherche d’un mari potentiel pour sa petite fille… ». Elle n’est pas dupe. Elle sait que la démarche qui date des temps immémoriaux, est juste et inéluctable. Alors, elle s’y prépare : « Puis, comme cela lui arrivait souvent, penser au passé la conduisit vers l’avenir, un avenir auquel il lui faudrait bientôt penser, et que chaque jour lui apparaissait de plus en plus déplaisant, car tout le monde la poussait vers le mariage ».

Voilà donc deux femmes, armées, en quête de liberté, dans une société sous le poids des traditions pesantes et castratrices. Deux femmes de même âge, de milieux très différents, de la même région de Salaga, prêtes à lutter contre les hommes et les us et coutumes défavorables, pour la reprise en main de leur destinée ; sinon, leur destin serait très tôt, et trop vite scellé : épouser l’homme choisi par les parents.

Dans ce qui peut apparaître comme un petit conte philosophique cruel, où les deux mamelles privatrices de liberté, sont le mariage et l’esclavage, l’auteur égrène plusieurs thématiques : les jeux de pouvoirs et d’influence, la conquête et la défense de l’identité féminine, les intérêts économiques surpuissants, les alliances et les traités avec les Européens, la polygamie, le pouvoir des hommes, les inégalités sociales, la gémellité, l‘ambiguïté, avec une personne comme Moro…

Dans ce roman à l’intrigue immersive, qui traite du deuil et de la dignité, la romancière nous invite à réfléchir sur notre identité, sur notre réalité ontologique : « Qui sommes-nous en tant qu’Africains ? ». Quelle était notre nature avant toutes nouvelles influences religieuse ou philosophiques ? Comment nos modes de vie se sont-ils enracinés ou émancipés ?

A travers les thèmes de la dignité, de l’amour, de la douleur, des rêves et des espoirs, Aresha Harruna Attah nous raconte la beauté de l’humanité, avec des femmes qui marchent la tête haute, et qui insistent sur la nécessité de lutter pour la liberté, quels que soient les contraintes ou les obstacles, au risque de disparaître, ou de devenir esclaves, pour la vie !

Ce qui explique cette exploration puissante et émouvante, cette exploration tout en nuances du cœur des hommes, avec cette plongée dans les détails des derniers instants du marché aux esclaves de Salaga, portée par le souffle d’une plume enjouée, qui s’attache concomitamment au passé et au présent, à travers des phrases fortes, vibrantes de justesse, imagées et colorées, persistantes et inoubliables.

L’auteure fait offrande de son don, pour écrire une vraie prose poétique, mélangeant une même capacité à décrire aussi bien la liesse, l’enchantement, que la tristesse et la mélancolie, aussi bien des personnages, que le cadre, les lieux, avec une telle précision, que nous sommes entraînés dans les atmosphères, au milieu des bruits et des fureurs, des sentiments, que des odeurs.

Ce roman, au-delà d’une histoire personnelle, familiale tue, d’une auteur dont l’arrière-grand-mère a été elle-même vendue en esclavage au marché de Salaga ; au-delà de l’Histoire d’un pays traversé par les vicissitudes de sa marche irréversible ; au-delà de cette double narration, ce récit est aussi celui des choix difficiles des héroïnes, et de l’amour : Wurche n’a aucune mauvaise conscience à parler du plaisir ressenti, dans sa relation homosexuelle , avec Fatima : « Wurche serra Fatima contre elle, et elles restèrent longtemps enlacées ainsi, jusqu’à ce que leur étreinte se fasse plus ardente encore. Wurche éprouvait le puissant désir d’aller plus loin, de céder à l’appétit intense qui venait de naître en elle. Ainsi, leurs corps se trouvèrent, se rencontrèrent, se mêlèrent, comme à la recherche de quelque chose de caché, d’essentiel. Et après avoir découvert la perle de plaisir à la base de son ventre, Wurche ne parvint plus à s’arrêter. Chaque fois qu’elles en avaient l’occasion, elle et Fatima s’enlaçaient… ». Elle fera de même, en faisant le choix d’avouer avoir un amant, comme Moro, alors qu’elle est mariée, par alliance tactique et stratégique clanique, à Adnan. Elle assumera aussi sa relation amoureuse avec Helmut l’Allemand, un Blanc, et son amour sans borne pour ses deux enfants, Wumpini et Bayaba, issus de pères différents.

C’est dire que, devant l’attrait de tous les fruits défendus dont elle s’est gavée, Wurche a toujours choisi sa liberté, en n’écoutant qu’elle-même.

Mais, si ce roman est celui de l’amour et de la rédemption, c’est surtout à cause de la figure si ambiguë de Moro, qui ne sait où se situer. Comment aurait-il pu d’ailleurs l’être, lui qui, né dans une famille d’esclaves, devient le bras armé, un rabatteur et un vendeur connu d’esclaves ? Que lui réserve la vie ? Lui-même ne le sait ! « Moro était certain que le destin le mènerait quelque part. Mais où ? Il n’en savait rien ». Pour en rajouter sur sa situation, ne dit-il pas : « … je sais bien que j’ai l’air de vouloir passer pour honorable, alors que je ne le suis pas. Je travaille pour une organisation qui me dépasse ».

Seul l’amour, son amour pour Aminah, le fera passer de l’ombre, de l’obscurité, à la lumière. En avouant, et en déclarant son amour à Aminah, et les conséquences vertueuses sur lui, il arpente son chemin de rédemption : « Non. Je ne voulais pas faire de toi mon esclave. Quand je t’ai vue devant chez Maigida, j’ai eu l’impression que sans le savoir, c’était toi que je cherchais. Que toutes ces choses horribles que j’avais faites par le passé avaient servi à me mener jusqu’à toi… Je suis désolé pour toutes les souffrances que tu as vécues ».

Dans sa nouvelle attitude christique, il est prêt à endosser toutes les fautes de l’humanité esclavagiste. Telle est la force de l’amour, qui fait que, sitôt affranche par Wurche, Aminah, enfin vraiment libre, s’envole à la rencontre de Moro, son Amour !

Cependant, in fine, l’auteure nous dit que la victoire ultime appartient aux femmes, qui ont su et pu, après bien des batailles et des péripéties, arriver à leurs fins.

D’où la concentration du rôle si important des femmes, de leur manière si spécifique, et bénéfique pour tous, de gouverner, dans la paix et l’unité : « Nos guerres fratricides, notre lutte contre les Européens. Tout cela concerne la prise du pouvoir, l’exercice du pouvoir, auquel on s’accroche par tous les moyens. Les Européens possèdent une puissance largement supérieure à nos armes minuscules. La seule manière pour nous d’exister, c’est de nous unir… Je suis prête à m’adresser aux femmes… », sous-entendu, « et à leur donner la Parole » … Enfin !

Un tel courage, une telle lucidité, une telle détermination, valent tous les arts de gouverner, dans la prospérité !

Oui, Na avait bien raison de prévenir Aminah, que « la beauté, ça ne se mange pas » !

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).