Rouge Impératrice – Léonora Miano

Partager

Aux éditions Bernard Grasset (Paris), 2019

Entre la première phrase du livre , véritable plongée dans l’histoire amoureuse de Ilunga et Boya : « Debout à quelques mètres de la place Mmanthatisi, l’homme n’avait d’yeux que pour la femme », suivie de citations aussi fondamentales que celle de la grande écrivaine Africaine américaine Toni Morrison, qui fait l’apologie du rêve : « As you enter position of trust and power, dream a little before you think », puis celle d’un des pères du Panafricanisme, et combattant de la liberté de l’Afrique, Kwame Nkrumah : « We face neither East nor West : we face forward », qui prône d’aller droit devant, et la dernière phrase de ce long récit : « ce qui importait n’était pas la présence du précipice, mais le fait de l’enjamber ensemble et de trouver de l’autre côté, la beauté qui leur était offerte », il s’est déroulé plus de 600 pages…

Léonora Miano avait-elle besoin de tant d’espace pour raconter une histoire ?

Le lecteur lambda ne sera-t-il pas rebuté par la longueur et l’abondance du récit, et ira-t-il jusqu’au bout pour en goûter la substantifique sève ?

Ce roman est-il une saga, un roman épique, une fresque d’anticipation, un remède aux crispations identitaires, une quête du vivre-ensemble, par-delà les pluralités et les singularités culturelles ?

La romancière nous raconte-t-elle une histoire d’amour, de pouvoir, de passerelle bien équilibrée entre la tradition et la modernité ; ou plutôt veut-elle nous relater des âmes sœurs, des puissances spirituelles ?

Ne serait-ce pas cette somme plurielle de perspectives et de possibilités, qui donne à ce récit sa dimension colossale et monumentale ?

A moins qu’il faille aussi appréhender une approche sociologique et anthropologique qui annonce l’ouverture des portes d’autres domaines, et manières de penser le réel et l’imaginaire : « ces batailles du début avaient celles de l’imaginaire. Une reconquête du champ des possibles par la pensée », sans oublier des excursions dans la politique, l’économique, l’éducation, et les problèmes d’identité.

Dans sa lecture, le roman de Léonora Miano se situe au 22 ème siècle, à Katiopa, symbole de la Renaissance des nouveaux états africains réunis et prospères, vivant en autarcie.

Après deux chimulenga, des luttes de libération, Ilunga « l’homme bleu en tous points », héros et chef de guerre, devient le Chef d’Etat choisi par un Conseil.

De l’Europe effondrée au siècle précédent, et minée par l’accueil de migrants incontrôlable, part une migration en sens inverse vers les colonies devenues puissantes.

La 3 ème Génération de ceux qu’on appelle « Les Sinistrés » devient inassimilable, et dérangeante, créant presque une situation d’insurrection.

Faut-il l’exterminer ? L’expulser ? Lui donner des chances d’intégration ?

Le sort de l’Etat de Katiopa dépend de la résolution de ce problème.

C’est alors que surgit la figure controversée de Boyadishi, dite Boya, la « femme rouge » telle sa peau, une intellectuelle intelligente, belle et fascinante, qui aide les Sinistrés dans leur combat.

En réalité, Boya incarne la plénitude de la liberté de la femme, matrice de la Terre-Mère : « le monde émerge des ténèbres quand s’ouvre le sexe de la femme », dit la phrase rituelle citée par Boya.

Cette même Boya qui « n’avait pas le profil d’une deuxième épouse, encore moins celui d’une concubine », parce que femme de refus et d’insoumission.

Quand Abaluza dit à Boya : « Tu es une femme, c’est toi qui décides », elle la place au cœur de ses responsabilités, car elle sait que : « ce n’est pas l’homme qui fait tourner la tête de la femme, mais l’inverse ».

A l’instar de la puissante sangoma du Chef de l’Etat Ndabezitha, Boya, entre son « appétence » et son « magnétisme », illustre à merveille le rôle important des femmes, dont Ilunga connaît la valeur. N’est-ce pas lui qui pense de Boya : « il ne voulait pas posséder cette femme, il voulait être avec elle », parce qu’il sait assurément que Boya ne peut en aucune façon accepter d’être une « possession ».

Même l’intriguant Igazi, puissant Chef d’Eta Major des Armées, et Chargé de la Sécurité Intérieure se méfie du pouvoir des femmes : « la force des femmes devait être maîtrisée, dirigée selon la loi de la complémentarité asymétrique, qui privilégie la volonté des hommes ».

Cependant, cette position de femmes fortes et déterminées, n’empêche pas l’éclosion d’une romance, de l’idylle entre la femme rouge, et l’homme au Souffle bleu.

Leur relation est annoncée parce que prémonitoire, donc prévue par les divinations des cauris, des esprits et des étoiles. Ce qui la rend encore plus mystique, plus forte et indestructible.

A cette belle aventure amoureuse, le lecteur va très vite prendre goût, adhérer, pour s’en délecter joyeusement, dans une Afrique puissante, entre tradition et modernité, sagesse ancestrale, us et coutumes, qui constituent sa force ; autant de richesses auxquelles l’Europe a hélas renoncé.

Ilunga sait que cet amour perturbateur, pour lui et pour les dignitaires de l’Etat, pour sa femme Seshamani (elle aussi un symbole fort de la femme libérée jouissant de toute sa liberté sexuelle assumée), et sa servante Zama, les dépasse : « Tu sens cette force, n’est-ce pas ? Elle n’est pas entre nous, c’est nous »

Ecrit dans un style captivant qui éclaire sa densité, sa puissance, sa complexité, le caractère foisonnant des thématiques, des questionnements, et surtout l’ambition littéraire de l’auteure, ce roman développe d’autres sujets d’actualité, évoqués et portés par des personnages qui parlent une langue, créée de toutes pièces sur la base de plusieurs langues africaines.

Ainsi, en dehors de la nécessité de cette unité linguistique tant prônée par le savant Cheikh Anta Diop, le récit pose les problèmes comme celui de la postcolonie, thème devenu récurrent dans les réflexions des intellectuels-penseurs-africains-modernes ; comme celui de ce « monstre » de la globalisation, de la mondialisation, à opposer à la « mondialité » de l’immense Edouard Glissant père du « Tout-Monde », dans son expression plus juste, plus éthique, plus inclusive.

A l’Egypte ante pharaonique, et aux grandes figures historiques et contemporaines, Léonora Miano rendra hommage, à travers les femmes-Déesses, fortes comme Hathor et Sekhmet, et aux réalités de Kamit et Kemeth, intercesseurs de la couleur noire.

Dès lors, vont défiler devant nos yeux : Ndette Yalla, Reine intrépide du Waalo, les Candaces, puissantes reines de Méroé, Rei Amador libérateur de Sao Tomé y Principe, Mnanthatisi, cheffe du peuple Tlokwa, Julius Nyéréré de Tanzanie, Dessalines, père de l’indépendance de Haïti, Samory Touré roi du Wassoulou, opposant farouche à l’occupation coloniale en Afrique de l’Ouest, Uhuru (Kenyatta) président du Kenya, Denis Mukwege, célèbre chirurgien Congolais, connu comme « l’homme qui répare les femmes », et le personnage emblématique de la Grande Royale, dans le roman classique de Cheikh Hamidou Kane « l’aventure Ambigüe ».

Et si la romancière invoque, évoque et convoque toutes ces figures du Panthéon historique de l’Afrique, c’est pour construire un autre Devenir, un autre Destin, pour ce continent.

Il veut, dans la perspective d’un vouloir-vivre-ensemble-absolu, abolir les barrières et les frontières qui empêchent l’unification et le développement.

Elle sait que dans la Mythologie égyptienne, le Noir s’associait dans l’harmonie avec l’éclat, et l’obscurité et les ténèbres fusionnaient avec la lumière ; et dans ce sens, la Civilisation noire induisait des valeurs cardinales d’intégrité, d’honnêteté, de respect des responsabilités et des obligations, d’accomplissement de soi et de toute la communauté, d’élévation, et de liberté.

De ce lieu sacré, devraient naître la Vérité, la Justice et l’Equité.

Léonora Miano est persuadée, qu’au-delà du simple slogan de l’idéologie, un peuple est très fragile : « et que pour (le) liquider, on commence par lui enlever la mémoire. On détruit ses livres, sa culture, son histoire. Puis quelqu’un d’autre lui écrit d’autres livres, lui donne une autre culture, lui invente une autre histoire. Ensuite le peuple commence à oublier ce qu’il est et ce qu’il était. Et le monde autour de lui l’oublie encore plus vite ».

N’est-ce pas Cheikh Anta Diop qui disait que pour anéantir et asservir un peuple, il faut juste lui enlever sa langue et sa culture ?

D’où le refus de l’ontologie victimaire, de la peur et de la nostalgie, comme espaces d’inhumanité à habiter.

En utilisant le mouvement inverse de l’immigration comme valeur positive et positivée de la construction nationale, d’un Katiopa-Etats d’Afrique-unifiés-et-prospères, Léonora Miano a fait preuve d’audace.

Elle a osé poser les contours d’une problématique contemporaine et très actuelle, dans un pays où le chef de l’Etat assume : « Katiopa, tu l’aimes ou tu le quittes », nous rappelant par là le même slogan adressé à des immigrés, par un Président Français.

Dans l’écriture de ce roman (peu importe qu’on le qualifie de « texte politique et de réflexion sur la conquête du pouvoir », de « fresque amoureuse », ou de « fable ou conte poético-philosophique »), l’écrivaine utilise toutes les ficelles en sa possession, pour bâtir et asseoir un magnifique texte littéraire.

Au-delà de sa clarté, ce roman addictif est écrit avec des descriptions d’un tel raffinement crû, notamment en ses scènes érotiques, qui reproduisent l’intensité et l’intégralité sexuelles de moments magiques, où deux âmes enchantées se donnent entièrement, comme dans un chant en chœur.

Les mots décrivent des choses simples, naturelles, qui auraient pu être « indécentes », « taboues »… alors qu’ici, elles sont rendues dans la plus jouissive générosité du corps et de l’esprit, en offrande.

En somme, les sujets embarrassants, sont abordés sans aucune gêne, avec bon sens, et intelligence du cœur.

Avec ce roman, Léonora Miano signe une œuvre majeure, comme en un concert une symphonie, avec une écriture fondée sur la coutume populaire de l’Art de la Maîtrise de la parole et de la Musique (comme le griot allait l’apprendre dans les aires du Grand Parler de Kita et Kéla, dans le Mandé, au Mali), qui intègre harmonieusement, les rythmes les plus inattendus, et les rhapsodies propres au jazz, mais aussi aux diélis de la geste épique orale.

Tel un texte poétique fondamental.

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste

Professeur d’université

Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)

Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : «  des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)

Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 

Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).