Pourquoi tu danses quand tu marches ? – Abdourahman A. Waberi

Partager

Editions J.C. Lattès, 2019

Les questions des enfants sont terribles, puissantes et poétiques, en ce qu’elles portent toujours une certaine cruauté de l’innocence.

Car, que peut et doit répondre un père handicapé à sa fille de six ans, toute guillerette, intelligente, qui, sur le chemin de l’école maternelle, après moult hésitations, lui pose la question, fatidique, d’autres diraient « qui tue » : « Papa, pourquoi tu danses quand tu marches ? »

Cette question, chargée de toute la violence que peut revêtir la parole de l’enfant, me renvoie à celle qui, un jour, il y a de cela plus de vingt ans, m’a été posée par mes deux enfants métis, en France, avec leurs yeux de merlans frits : « Papa, pourquoi tu es café (noir), maman vanille (blanche), et nous caramel (métis) ?

Que répondre à cette question brute, naturelle, ma femme et moi ? Même embarrassés, pris de court, il faut répondre… c’est ainsi que vont les questions des enfants.

C’est ce que fera le narrateur-conteur Aden : « Le père ne peut pas se dérober. Il faut raconter ce qui est arrivé à ses jambes, réveiller les souvenirs, retourner à Djibouti, au quartier du Château d’Eau au pays de l’enfance.

Dans ce pays de lumière et de poussière, où la maladie, les fièvres d’abord puis cette jambe qui ne voulait plus tenir, l’ont rendu si différent, unique Il était le « gringalet », le préféré de Madame Annick, son institutrice venue de France, un lecteur insatiable, le roi des dissertations… ».

Cette volonté de dire, va nous entraîner dans une véritable plongée d’une mémoire fertile, dont il va essayer de nous dénouer, de nous dérouler, les fils d’Ariane de laine des souvenirs.

C’est ainsi qu’Abdourahman Waberi va se souvenir du désert mouvant de Djibouti, de la perle de la Mer Rouge, de la plage de la Siesta, des maisons en tôle d’aluminium de son quartier, si différentes des maisons en dur du quartier haut des « Français de France », de sa solitude immense d’enfant délaissé et faible, et des figures qui le marqueront à jamais : son père, le taiseux Papa-La-Tige, qui vendait des bibelots aux touristes, sa mère Zahra, distante, si peu maternelle, tremblante, dure, silencieuse, emmurée dans sa honte d’avoir engendré un tel enfant, sa grand-mère, surnommé Cochise (en réalité Nadifa), en hommage au Chef Indien (dont le nom en apache signifie « chêne »), parce qu’elle régnait sur la famille, malgré qu’elle soit presqu’aveugle, et puis la charmante et désirable bonne, Ladane, dont il était tellement amoureux en secret.

En narrant son histoire, il raconte le drame, ce moment qui a bouleversé toute sa vie, le combat qu’il a engagé pour traverser cette mal-vie, et qui a fait de lui un homme qui sait le prix de la poésie, du silence, de la liberté d’un homme qui danse toujours.

Pour camper son rôle de conteur : « Je vais me présenter juste pour la forme ou disons pour mieux habiter mon rôle de conteur. Les enfants de mon quartier, eux m’appelaient le gringalet ou l’avorton (…). C’est parce que tu m’as posé une question qui me tenait à cœur que ce passé m’est revenu avec une certaine fraîcheur. C’est pourquoi je partage avec toi, ma douce Béa ».

Dès lors, le romancier va aller à la rencontre de sa vie passée, dans ce pays de son enfance, anciennement Territoire français des Afars et des Issas (TFAI), devenu indépendant en juin 1977 sous le nom de Djibouti.

Nous le suivons dans une langue simple, précise, non larmoyante, des fois crues. En se disant à la première personne, il écrit à sa fille avec amour et humour.

Mais l’auteur, prenant des précautions d’usage, prévient : « Je vais te raconter le pays de mon enfance. Et tu les auras toutes, les histoires qui ont marqué mes jeunes années. Je te parlerai de mes vieux parents. Je te parlerai de mon passé et je répondrai à la question que tu m’as posée… Je te parlerai de mon quartier et de ses maisonnettes au toit d’aluminium. Peut-être le trouveras-tu pauvre et sale, et peut-être n’oseras-tu pas me l’avouer ».

Abdourahman Waberi connait l’art de dire, de raconter une histoire, en privilégiant l’essentiel, ce qui fait tilt. Il sait que, face à la fulgurance de la mémoire, rien ne vaut la brièveté efficace, avec comme corollaires les touches qui accompagnent le choix d’un thème, la description d’une souffrance, l’introduction d’un rythme, d’un style, afin de faire naître un magnifique tableau de récurrences colorées, où se dévoilent des impressions, des sentiments contradictoires, de la joie, et un souffle chargé de fragrances et de tonalités.

Dans cette enfance difficile, racontée sous formes de courts tableaux, l’auteur va chercher à activer et à s’approprier notre propre imaginaire, avec les couleurs et la culture de sa terre natale. Comme il sait qu’il doit apprivoiser une mémoire imparfaite, faillible, et réorganiser des souvenirs flous, embrumés, le narrateur va raconter le pays de son enfance, et remonter le cours du temps, pour remettre de l’ordre dans ce qu’il appelle « le fatras » de sa mémoire.

Dès la première page, le romancier nous montre qu’il est un superbe conteur, un redoutable diseur de la parole, qui maîtrise bien les règles de l’espace-temps de la narration : « Tout m’est revenu. Je suis cet enfant qui nage entre le passé et le présent. Il me suffit de fermer les yeux pour que tout me revienne. Je me souviens de l’odeur de la terre mouillée après la première pluie, de la poussière dansant dans les rais de lumière. Et je me souviens de la première fois où je suis tombé malade. Je devais avoir six ans. La fièvre m’a fouetté toute une semaine. Chaleur, sueur et frissons. Frissons, chaleur et sueur. Mes premiers tourments datent de cette période ».

Dans ce roman, l’auteur ne se gausse pas, et n’est pas non plus boursoufflé par un égo surdimensionné. Il n’est ni dans la démesure, ni dans l’ostentation intellectuelle ; tout ce qu’il veut, c’est dérouler son écriture avec grâce, style, rythme, et simplicité.

Dans ce récit tout en pudeur et en tendresse, tout n’est pas que malheur et malédiction, violence et souffrance.

Abdourahman Waberi maintient un réel équilibre, entre les thèmes, et les personnages qu’il décline :

Il y a Zahra, la mère lointaine, absente, « plus proche du Pygmée que du Viking », à qui il aurait bien voulu lui aussi poser une question délicate : « Pourquoi, maman me détestait-elle autant ? », vu ses nombreux comportements dénués de tout amour : « Mais je ne trouvais plus le moindre réconfort dans les bras de ma mère Zahra. Elle ne savait quoi faire de moi… Cette question, je n’osais pas me la poser. Ce n’est que plus tard qu’elle s’immiscera dans mes pensées. Elle se logera dans mon cœur. Elle y creusera son trou noir ».

Il y a le père mutique, insignifiant.

Mais il y a surtout la grand-mère, figure emblématique et charismatique, « le chef suprême de la famille » ; celle qui « faisait régner une loi de fer comme une guerrière apache sur ses troupes éparpillées ». En réalité, cette Grand-Mère Cochise « s’appelait Nadifa, même si je n’avais jamais entendu quiconque l’appeler par son prénom. Pour moi, elle était grand-mère Cochise. Elle restait grand-mère Cochise. Pour les autres, elle était l’Ancienne et tout le monde priait en silence quand on l’entendait s’approcher. Elle suscitait la crainte et le respect, c’est tout ». Elle était avant tout, celle qui prenait soin de son petit-fils, et pouvait s’apitoyer sur son sort.

Ici, l’amour est symbolisé par la bonne Ladane, dont le narrateur tombe subitement amoureux : « Dès que je l’ai vue, ç’a été le coup de foudre. Comme un chien en quête de son maître, j’ai tourné autour de Ladane. Je l’ai reluquée à la dérobée… ».

Cependant, ce qu’il faut retenir de ce texte, c’est que ce qui sauve Aden de ses débuts si vulnérables et traumatisants dans la vie, c’est l’école. (à travers une figure positive, en la personne de son institutrice Madame Annick, « une vraie Française de France »), qui va lui ouvrir les portes du monde de l’écrit, et celles du début du grand voyage.

C’est en quoi ce livre nous enseigne, comment l’écriture et la lecture surtout, dès les cahiers d’un oncle trouvés au grenier, vont permettre à Aden de se sauver, de s’évader, loin des meurtrissures, de se tenir droit, et même d’être, pour la première fois de sa vie, adulé et admiré !

D’ailleurs, pourquoi ne pas imaginer, avec malice, Béa poser une autre question à son père devenu un célèbre auteur à succès : « Papa, pourquoi es-tu devenu écrivain ? ».

C’est en quoi aussi, ce roman est un véritable hymne aux mots, à l’écriture, à la langue française, à la littérature. D’où l’importance des livres, et de l’écriture, comme compagnons indispensables de liberté : « Aden prend sa revanche sur les « tortionnaires en herbe de son enfance, en écrivant leurs rédactions ».

Aden est un survivant, devenu poliomyélitique, à cause d’une plaie mal soignée, causée par la méchanceté du petit caïd de son école : Jonnhy ; un survivant qui a traversé les fureurs des épidémies, de la dysenterie, du choléra, et les cyclones. Mais un survivant qui, servi par la magie de l’écriture, a su nous nous raconter sa souffrance, sa différence, la pauvreté, la colonisation et ses travers, la découverte de la langue française, que personne ne pouvait lire ni écrire autour de lui, sa soif, son envie d’apprendre et de réussir, et ses rêves… même brisés : « Depuis que j’avais contracté le virus de la polio, je n’ai jamais pu recourir à nouveau. Pourtant, j’avais des rêves plein la caboche. Je me voyais cow- boy à l’âge de sept ans, footballeur à douze, marin à dix-huit. Dessinateur de bandes dessinées à vingt-deux ».

Finalement, pour en arriver à la transmission familiale, et dompter les pulsions négatives et destructrices par la résilience, Aden a dû apprendre à nommer.

Et c’est parce qu’il a su et voulu nommer la maladie, l’angoisse, les non-dits, que Aden devient un homme. Nommer, en acceptant l’innommable, et en transformant le malheur en félicité : « Oui, j’aime danser. Alors je danse. Je danse même en marchant. Sans préméditation. C’est une seconde nature. C’est ma signature ».

Pour en arriver là, il a fallu aussi nommer la mort, la regarder en face, pour mieux faire son deuil, notamment à la mort de son amour Ladane, et à celle de la Grand-Mère Cochise, deux êtres bienaimés.

Parce que, dans ce roman, se pose aussi le questionnement sur la mort : « Apprendre à mourir était pour moi une préoccupation de tous les instants. Un immense sujet de réflexion. Je note Béa que c’est aussi ton cas. Tu m’en poses des questions sur la mort, la disparition et le monde d’après la mort. Qu’est-ce qu’on devient si on est mort ? ».

En vérité, le but de la question de Béa, n’était-il pas plus profondément, de transformer un homme qui ne marchait pas, en un autre homme qui, lui, passe tout son temps à danser ?

Inconsciemment, pour tout le monde, cette question, presque philosophique, était la bienvenue : « sans préjuger de l’objet de l’interrogation, je savais que cette question devait avoir beaucoup d’importance pour toi. Et sans doute pour moi aussi ».

Cette question, qui, posée avec attention et affection, a réconcilié le narrateur avec les siens, et avec lui-même.

S’il s’est remémoré son passé, s’il s’est remis à « sillonner une dernière fois les ruelles de (son) enfance, c »’était pour partager sa mémoire, avec son lot d’hier et d’interrogations.

Ce qui, in fine, l’installe définitivement dans la légitimité d’une peau, et d’un corps assumé de danseur :

De cette épreuve, je suis sûr que je suis un autre…
Un autre oui.
Un autre qui danse tous les jours
Un autre qui danse sans le vouloir
Un autre qui danse quand il marche.

Dans cette quête du corps, de danser pour de vrai, et pour de bon, apparait la figure du poète-chanteur Stromae, qui exhorte justement à danser, en chantant « Alors on danse ».

Et à force de danser, comme dans une possessive obsession, le narrateur nous avoue, sans forfanterie aucune : « Je me trouve, pour le dire avec les mots de Stromae, formidable.

Formidable, et surtout pas minable ».

Au point d’entamer une féerie finale sensuelle, une féerie dansée, en faisant corps avec les sillons de pas sacré ; alors, le narrateur ressent, telle une révélation au Nirvana :

La sensualité que transmettent
les pavés des vieilles villes
glissants à force d’être polis par les pas
pressés des pèlerins,
des pas agiles
des pas vivants
des pas dansants.

Comme en une ultime et parfaite chorégraphie !

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).