Le Chant des revenants – Jesmyn Ward

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Le Chant des revenants – Jesmyn Ward

Editions Belfond, 2019

Ce roman, très faulknérien, raconte plusieurs histoires : une histoire d’amour et de haine, une histoire d’initiation et de transmission, une histoire d’éducation, une histoire de relations très fortes entre morts et vivants, entre croyances et religions multiples et différentes n fondues dans le magma du syncrétisme religieux.

Toutes ces histoires et les personnages engendrent une histoire puissante et envoûtante.

Dans ce livre coup de poing, qui est en même temps un délicieux et énorme coup de cœur, l’Amérique noire et pauvre nous y est racontée, comme en une tragédie grecque antique.

Ce récit est celui d’un « road-bad-trip », à travers les profondeurs et les bayous d’un Sud dévasté.

A travers ce chant polyphonique, à plusieurs voix, de vivants et de morts, Jesmyn Ward nous raconte l’Amérique Noire, surtout le Mississipi, en butte à des maux pluriels qui ont noms : racisme primaire, injustices, exactions gratuites, misère, mais aussi amour inconditionnel, tendresse, force puisée dans l’énergie des racines et de la famille.

Le personnage-pilier, Jojo (en fait Joseph), n’a que treize ans, mais, de par une « expérience précoce » de vie, il est déjà l’homme de la maison, à qui son grand-père a tout appris : nourrir les animaux de la ferme, s’occuper de la grand-mère qui est en train de mourir d’un cancer, écouter les histoires formatrices, et surtout veiller, tel un père et une mère réunis, sur sa petite sœur seulement âgée de trois ans, Kayla (en réalité Michaela).

Mais quid de la famille du côté de son père Michael, qu’il connait peu, d’autant plus qu’il purge une peine au pénitencier d’État ?

Ces grands-parents-là, riches Blancs, n’ont, n’ont jamais accepté que sa mère noire Léonie fasse des enfants à leur fils. Il faut dire que sa mère Léonie, n’avait que dix-sept ans, quand elle est tombée enceinte de lui. Mais comment être une meilleure mère, quand on cherche la paix et le réconfort dans le crack et des drogues diverses et destructrices ? Ou alors, ne serait-ce pas plutôt pour retrouver son frère Given, mort (donc son fantôme qu’elle voit à chaque shoot), de plus, tué par un cousin à Michael son amoureux, alors qu’il n’était qu’un adolescent ?

La libération prochaine annoncée de Michael « Je rentre », va être l’occasion d’un voyage, digne des plus célèbres « road-movies », sur les routes du Mississipi, et sur la Highway 49. Hélas, cette autoroute n’est pas la fameuse D 66, ni le départ des belles odyssées comme celles de la Beat Generation.

En embarquant sa collègue, amie, et compagne de prise de drogues Misty, et ses enfants, dans cette aventure, Léonie ne sait pas qu’elle va au-devant de plein de dangers, de fantômes, mais aussi de promesses.

Le choix de l’auteure, par le biais de la densité des personnages, c’est de rendre compte d’une réalité historique et sociale têtue, et de peindre les sentiments et les drames les plus intimes, tout en donnant à cela, la force du désespoir, mais aussi l’universalité des grands récits fondateurs, comme les épopées.

En mettant dans la bouche de Jojo, qui a treize ans : « J’AIME BIEN PENSER que je sais ce que c’est la mort. J’aime bien penser que c’est un truc que je peux regarder en face », puis « Je veux que Papy sache que je peux me salir les mains. Aujourd’hui c’est mon anniversaire », Jesmyn Ward nous campe un héros positif d’une dimension herculéenne.

Sa stature de maturité précoce, et de personnage héroïque, Jojo l’a puisée de l’initiation du grand-père, de la transmission de savoirs divers, et de la quête permanente de l’équilibre dans la nature et dans la nature humaine.

Le Papy lui-même est dépositaire de toute cette mémoire transmise : « Mon père m’a un peu appris avant de mourir : il m’a appris à chasser et à pêcher, à m’occuper des animaux, il m’a appris des choses sur l’équilibre, sur la vie ». Donc sur la responsabilité de l’être.

Là où vit la mort, vit la mémoire. Comme le dit cette citation de l’auteure en exergue, à propos d’Endora Welty, dans le Début d’un écrivain « la mémoire est une chose, elle aussi en transit. Mais durant ce moment, tout ce qu’elle contient se rassemble et vit : le vieux et le jeune, le passé et le présent, les vivants et les morts ».

C’est dans ces antagonismes, ces contraires, que se joue et se trouve la puissance de ce roman. Tout est entre le deux pôles que constituent l’humanité et l’inhumanité.

Tous les personnages : Jojo, Léonie, Michael, Papy, Mamie, Misty, Kayla, Big Joseph, naviguent entre ces deux espaces.

Léonie et son amie Misty sombrent dans les paradis artificiels des drogues ; Jojo à un sacerdoce : s’occuper de sa petite sœur ; Papy veut éduquer, transmettre et accompagner Mamie pour que sa mort soit douce ; Michael veut rentrer et retrouver sa famille et ses parents ; les fantômes de Given et Richie veulent communier avec les vivants, et au besoin, incarner leurs consciences.

Des revenants, ces âmes errantes, Papy dira de Richie : « J’ai compris que je pourrais pas me débarrasser de lui, vu qu’il me collait et qu’il dormait dans le lit à côté du mien. Il me regardait comme s’il avait besoin d’un truc que personne pouvait lui donner à part moi » ; là où Léonie dira de Given : « Hier soir il m’a souri ; ce Pas-Given, ce Given qui est mort depuis quinze ans, ce Given qui me revient chaque fois que je prends une ligne ou un cachet ».

Papy constate : « Des fois j’ai l’impression de comprendre le reste du monde mieux que je ne comprendrai jamais Léonie »… sa fille !

Amère, Léonie parle du père de Michael : « J’ai encaissé le fiel de son père, je l’ai laissé passer à travers moi parce que je me suis dit, Le Père n’est pas le fils ».

Ce roman qui s’ouvre et s’achève sur la mort, analysée par Jojo, et vécue par la Mamie, raconte le quotidien, avec son lot de drogue, de violence, de racisme, de prison où, pour les hommes qui y font régner la terreur, il « faut qu’ils voient la peur pour avoir l’impression d’être des hommes ».

L’inhumanité de la bêtise humaine.

Ce chant tragique, d’une beauté âpre, se veut sensible et poétique, parce que porté par une écriture lyrique, tellurique, et suave.

Là où les personnages sont blessés, désemparés, cabossés, mais profonds, les thèmes foisonnent, dont : la parentalité, les dures conditions de vie des Noirs du sud, la ségrégation et les préjugés raciaux, les conditions carcérales, le pardon, la mort, la foi et les croyances…

Tout cela servi par les diverses tonalités des voix, qui racontent cette histoire ; celles de Jojo, de Léonie, du fantôme de Richie, de Papy, de Mamie ; jusqu’à la petite voix presque inaudible, mais pleine d’espoir, de la petite Kayla.

En compagnie de Sophocle, Faulkner, Billie Holiday, la poésie grecque de Homère, et entre virulence et douceur, révolte et recueillement, Jesmyn Ward nous ouvre les portes de l’amour et de la tendresse.

Jojo parle de son Papy : « je suis la piste que Papy trace sur la terre avec le sang des organes tendres, une piste qui indique l’amour aussi clairement que les miettes de pain semées dans les bois par Hansel ».

Même si les parents que Jojo a l’habitude d’appeler per leurs prénoms passent telles des ombres, quand il affirme, péremptoire, triste et abattu, parlant de sa mère Léonie : « Elle me déteste … », sa Mamy lui répond : « Non, elle t’aime. Elle ne sait pas le montrer. Et l’amour qu’elle a pour elle-même et pour Michael… disons que ça n’aide pas. Ça l’embrouille ».

Jojo et Kayla sont deux enfants qui se donnent mutuellement la Lumière, par l’intensité de leur amour.

Quant à la relation amoureuse entre Léonie et Michael, elle naît de la tendresse, durant l’une de leurs rencontres : « Il avait pile la bonne taille, et quand il m’a prise dans ses bras, son menton s’est posé sur ma tête et j’étais blottie sous lui. Une place faite pour moi. Parce que je voulais sa bouche sur moi, parce que dès l’instant où je l’ai vu traverser la pelouse pour me rejoindre dans l’ombre du panneau de l’école, il m’a vue. Il a su voir au-delà de ma peau café sans lait, de mes yeux noirs, de mes lèvres prune, et il m’a vue moi. Il a vu que j’étais une blessure ambulante, et il est venu me panser ». Au nom de l’amour, et de toutes les amours croisées du roman, entre frère et sœur, grands-parents et petits-enfants, vivants et revenants.

Au-delà de la folie raciste, de la violence, de la misère, de l’importance des religions révélées et des croyances ancestrales un syncrétisme religieux symbiotique, ce chant n’est pas que tragique.

C’est aussi un immense chant d’espoir qui appelle une langue lyrique, et un langage poétique, prometteurs d’un Avenir réconciliateur.

Dans l’allégorie des « fantômes » de l’Amérique tout entière, mais ici plus particulièrement celle d’un Sud frustre, rustre et rétrograde, nous pouvons affirmer que c’est le « rêve américain » clinquant, qui côtoie les spectres hideux, sournois et effrayants, du passé : haines, racisme, lynchages, violence aveugle, donc la misère, le mal-être et le mal-vivre.

Cependant les figures de l’espoir et de la poésie sont incarnées par :

– Jojo, un personnage de Lumière, magnifique Chevalier, incarnation de la possible réalisation d’un futur, sous un ciel sans nuage de malheur.

– Mamie : « Un an après la mort de Given, Maman a planté un arbre pour lui. « Un à chaque anniversaire… si je vis assez longtemps, il y aura une forêt ici. Une forêt de murmures. Elle parlera du vent, du pollen, des charançons ».

– Kayla, avec son splendide Chant de l’eau, contre les fantômes du passé. La libération des revenants sonne le retour du calme, de l’équilibre, de l’ordre, après le chaos et les tempêtes de chagrin et de drames : « Alors Kayla se mit à chanter, une ritournelle de mots dépareillés, à moitié mangés, à laquelle je ne comprends rien. C’est cette mélodie sourde mais pourtant aussi sonore que l’oscillation et le bruissement des arbres, qui interrompt leur chuchotement et en même temps s’y entortille. Les fantômes ouvrent la bouche plus grande, leurs visages se chiffonnent, ils pleureraient s’ils pouvaient. Kayla chante plus fort … Kayla chante et la foule de fantômes se penche vers elle en hochant la tête. Ils sourient et ça ressemble à du soulagement, à du souvenir, à de la sérénité ».

Cette annonce de saisons de quiétude, redonne de l’ardeur à Kayla, qui pose les prémices de promesses : « Kayla fredonne sur mon épaule, fait chht comme si j’étais le bébé, et elle le grand-frère, fait chht comme si elle se rappelait le bruit de l’eau dans le ventre de Léonie, le bruit de toute eau, et maintenant, elle le chante.

On rentre, ils disent on rentre ».

Retour à la source matricielle, amniotique.

En réalité, ce tonifiant Chant est loin de toute tragédie, et se veut être le Chant d’un retour aux valeurs de l’humanité, même si Jesmyn Ward n’est pas dupe.

Elle sait pertinemment que, même si Martin Luther King, plusieurs figures combattantes, et Barack Obama sont passés par là, peu de choses ont évolué, ont changé, comme le dit si bien le fantôme de Richie, parlant de ce Non-Changement : « C’est pareil qu’un serpent qui mue. Les écailles changent et l’extérieur est différent, mais à l’intérieur c’est toujours la même chose ».

Dès lors, ce qui importe, c’est la réaction des acteurs, du peuple incarné par un monde complexe, où l’on croit aux esprits, à la nuit qui rend fou, à la mauvaise humeur de la lune. Un monde où les morts ne sont jamais oubliés : c’est leurs voix qui se font entendre ; la voix d’un peuple qui certes souffre, certes se lamente, mais jamais ne se résigne.

Alors, comme des notes de musique, s’élèvent les vers du poète Sénégalais Birago Diop, dans « Souffles » :

« Ecoute plus souvent les choses que les êtres
La voix du feu s’entend, entends la voix de l’eau
Ecoute dans le vent le buisson en sanglots :
C’est le souffle des ancêtres.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
Ils sont dans l’ombre qui s’épaissit.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans l’Arbre qui frémit,
Ils sont dans le bois qui gémit,
Ils sont dans l’eau qui coule,
Ils sont dans l’eau qui dort,
Ils sont dans la case, ils sont dans la Foule :
Les morts ne sont pas morts ».

Et si tout d’un coup, s’élevait ce chant des revenants !

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste

Professeur d’université

Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)

Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)

Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 

Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).