Le soleil en Exil – Jean-François Samlong,

Partager

Editions Continents Noirs, Gallimard, 2019

Il est des romans qui, même bâtis sur des sources archivistiques, documentaires et historiques, n’en laissent pas moins poindre la lumière qui fait la littérarité d’un texte.

Il est des romans qui, certes, dévoilent et dénoncent des atrocités et des travers, mais aussi, sont de véritables chants d’amour à son terroir, à sa terre, qui présagent des promesses, et des espoirs de vie et de réconciliation avec soi-même.

« Un soleil en exil » de Jean-François Samlong, est bien de ceux-là.

Basé sur des faits réels, mélangés à l’imaginaire et à la fiction romanesque, son récit retrace une véritable tragédie, et une catastrophe invisible et sournoise.

Ainsi, en nous interrogeant sur la violence dans son pays de la Réunion, l’autour nous convoque à la découverte de l’histoire des « enfants de la Creuse », pour utiliser un « euphémisme équivoque », lorsque nous savons que ces enfants sont tous Réunionnais.

L’histoire de ce récit, est celle de la déportation, de la transplantation, de l’exil forcé, de plusieurs milliers d’enfants, après la Seconde Guerre Mondiale, pour repeupler les zones rurales françaises, et surtout leur apporter de la main-d’œuvre très bon marché ; en réalité, un esclavage moderne à base de mensonges, de violences plurielles, de fausse promesse d’une vie meilleure, loin de la pauvreté de l’île :  « D’après ce qu’on chuchotait dans le voisinage, à mots couverts, plus d’un millier de garçons et de filles avaient été envoyées en métropole. Non seulement on ne savait rien de leur destination exacte mais, plus déconcertant, on ne saurait plus rien d’eux, quels que soient leur âge et leur sexe, en vertu de la loi qui clamait que c’était dangereux d’en savoir trop… ». Ainsi, dès le départ, les jeux étaient faits !

Alors, pour nous plonger au cœur de l’histoire de ces exilés, et en hommage : « à la mémoire des enfants de la Creuse, de la Corrèze, du Cantal, de la Lozère, du Tarn, du Gers et d’ailleurs.

A ceux qui, un demi-siècle après, commencent à peine à aborder les événements sans hurler, ayant peur encore de leur passé d’exilés », le romancier va nous décrire les affres d’une famille , les Lebihan, déstructurée, détruite, dynamitée, éclatée, où deux jeunes garçons, Tony et Manuel, et leur grande sœur-courage Héva, vont témoigner, à travers le récit de cette dernière, de leurs vies séparées, suspendues, traumatisées, piégées au cœur du froid, de l’ignorance, de la bêtise humaine, et du racisme. Il faut dire que le fantôme colonial plane, bien que la Réunion soit alors un département français depuis 1946.

Il faut noter, que la force de Jean-François Samlong, c’est d’avoir pu mêler le vécu intime des enfants exilés, à sa propre analyse, enrichie de repères historiques, et de témoignages, relevant des cas de maltraitance, de dépression, de tentatives de suicides, de suicides, de viols, de harcèlements sexuels, de séjours en hôpital psychiatrique.

Dans un style percutant et concis, le romancier va explorer les questions douloureuses, de la Réunion à la Creuse, en commençant par les quartiers pauvres de Saint-Denis, où des assistantes sociales arrivent à convaincre les mères, parfois illettrées, et souvent par coercition, que leurs enfants n’ont aucun avenir sur l’île. Après moult trahisons et tromperies, ces mamans finissent par signer des lettres, qui les dépossèdent de leurs enfants, au seul profit de l’État. Dès lors, privés de leurs origines, loin de leur terre natale, ces exilés sont déracinés pour longtemps, sinon pour toujours.

D’où l’importance, et la sacro-sainte omniprésence de ce personnage hors pair qu’est la loi, et au nom duquel, tout est possible et légal.

La loi est là dans les chaumières des quartiers populaires, à l’aéroport, dans l’avion, dans les trains ou les autocars, à l’arrivée à destination, toujours arrogante, répressive, autoritaire, injuste et inique. Dans sa sourde violence, elle devient l’arme de la tyrannie et de tous les traumatismes, jusqu’au gouffre final où elle ensevelit toutes ces innocences, et que décrit si bien Héva Lebihan : « Le gouffre dans mes rêves. Le gouffre au pied du lit à mon réveil. Le gouffre avalait tout, mots, sourires, espoir. Il ne me restait plus que ma peur. La France m’avait crucifiée ».

Surtout quand le silence glauque, pesant et lourd, est partout : il est autour des cases en bois aux toits de tôle, à l’aéroport d’Orly, au-dessus des tourbières et des champs détrempés de la Creuse, dans les rues de Guéret, dans les journaux ; mais aussi : « le silence pèse sur le drame des Enfants de la Creuse, comme une chape de plomb, interdisant tout travail sur la mémoire ».

Alors, que faire, pour sortir de ce cercle vicieux, sinon écrire, s’écrire, pour narrer et maîtriser son propre récit, afin de retrouver son identité.

Là où Héva se raconte : « c’est vraiment quand on s’écrit que le livre est essentiel à soi, voilà pourquoi j’ai voulu raconter mon histoire », Boris Cyrulnik analyse : « Les enfants qui se cachent pour ne pas mourir, puis cachent qu’ils ont été cachés, à qui l’on cache leurs origines ou dont les origines se cachent, nous enseignent que c’est par un récit que se compose notre identité ».

Dans une langue simple, épurée, claire, éprise de justesse et de justice, l’auteur va faire un travail de dévoilement, à travers une quête remarquable pour Héva, à la recherche de ses deux frères.

Héva reconnaît l’intérêt de la révolte, mais elle sait qu’il ne faut pas qu’elle prenne le dessus, sinon on devient prisonnier de ses ressentiments : « La révolte s’était enracinée en moi, mais pas la haine ni le désir de vengeance ».

Dès le début de sa transplantation, elle a compris la primauté de l’écriture, et sa relation intrinsèque avec l’amour. Elle le dira elle-même : « Écrire, c’est apprendre à s’aimer », ouvrant par-là les portes de sa plainte- mémoire : « Dès le premier jour de mon arrivée dans la Creuse, j’avais déjà songé à tout écrire sans fioriture de style ni sensiblerie, pour que ce qui nous avait fait souffrir ne nous ait pas fait souffrir pour rien. Les paroles s’envolent, les écrits restent. Mes écrits resteraient et serviraient d’archives ».

Son seul crédo est de transmettre, à travers son écriture-résilience : « Écrire mon histoire m’a permis d’adoucir mon esprit révolté et de me rendre compte que l’écriture s’accompagne parfois de quelque espérance », et de se faire la voix des sans-voix, le porte-parole d’un passé, des malheurs des enfants réduits au silence, de faire retentir les voix brisées. Sur elle, les enfants retrouvent leur libre-arbitre, parce qu’elle est une figure symbolique et emblématique, éprise de justice.

Dans sa mémoire, elle veut mobiliser toutes les forces qui annihilent le silence : « je veux mémoriser les paroles qui abolissent le silence », en sachant que rien de pire ne pouvait lui arriver, dès l’instant où elle se dit : « Rien ne pouvait nous arriver de pire que ces duperies, ces chausse-trappes placées au travers de nos routes. Pire, c’est le mot. Comme un soleil en exil », car elle écoute, entend, et fait siennes les paroles de Mme de Staël : « l’exil est quelquefois, pour les caractères vifs et sensibles, un supplice beaucoup plus cruel que la mort ».

Pour contrer l’exil, rien ne vaut le fait d’écrire, et de faire des mots sa thérapie, et un lieu, un espace de renaissance et de ré-ensoleillement : « Samuel me voyait chercher au fond un lieu où déposer mon fardeau et remâcher ma colère. Ce lieu, c’est l’écriture avec la puissance des mots. Un lieu où me reconstruire lentement, patiemment, lucidement. Un lieu fidèle à ce qu’il avait été et n’aurait pas dû être. Un lieu où réapprendre à aimer. « J’en avais fait un récit détaillé, véridique, mythique. J’avais écrit pour les illettrés rejetés par l’école… ».

C’est pourquoi Héva refuse de se laisser enfermer dans la débâcle, les insultes, la honte, le désespoir, pour choisir une autre voie, « une autre voix », qui est celle de la réparation.

Dans cette optique, Héva va écrire, s’écrire, à la première personne. En interpelant sa mémoire, ses souvenirs, elle décline les variations de sa musique scripturale, entre métaphores et néologismes, comme « civilisateur » et « débienfaiteur », entre prose et poésie, entre le sérieux et la fantaisie.

Avec ses mots bien choisis, elle nous décrit la colère et la sérénité, la neige et le soleil, la glace et le feu, les êtres vivants de chair et les fantômes, l’horreur et la douceur, la guerre et la paix, la haine et le pardon.

En prenant la parole, elle se décide à refuser l’inévitable, et à ranimer la flamme de vie qu’elle conserve farouchement. Dans l’urgence de vivre et d’aimer, elle finit par surmonter sa douleur. Elle fait le choix délibéré, assumé et sage, de renouer « Un fil des sa mémoire ».

Dans son récit parfaitement maîtrisé, sa seule visée est de partager, et de laisser des traces à la postérité.

Car Héva n’est pas n’importe qui. Elle incarne la compagne d’Anchaing, dont la stature est légendaire. Négresse marronne, elle représente une belle figure de femme libre, refusant l’oppression, la soumission, et exprimant avec détermination, sa totale aspiration à la liberté et à la dignité : « … J’aimerais partager mes souvenirs. Comme le miroir réfléchit la lumière, ma mémoire doit réfléchir les pensées qui me hantent sans que les sanglots m’étouffent. Et surtout qu’on n’oublie rien de moi, ni de mes frères, ni des mineurs qui ont eu à pâtir de l’injustice sociale, comme si une chose aussi scandaleuse que la déportation d’enfants pouvait s’oublier ! ».

Cependant, en dehors de l’écriture, Héva, pour remplir sa mission de retrouver Tony et Manuel, ses frères, a besoin de l’aide de personnes justes, et d’amour.

C’est ainsi qu’on ne peut pas ne pas nommer les figures bienfaitrices qui l’ont accompagné, pour qu’elle soit plus forte et moins seule : Mme Cléry, la juive qui a connu les horreurs de la Déportation, Mr Jérôme, l’ancien maquisard résistant, qui a vu tant de compagnons tomber, l’Inspecteur des Bâtiments André de Limoges, qui, véritable figure messianique infatigable, l’aidera jusqu’au bout, et enfin Mr Langevin qui, finalement, se range du côté de la justice, au péril de son travail, et de sa vie.

Toutes ces personnes portent chacune l’humanité. Au risque de leur sécurité, et de la perte de leur confort, elles se sont engagées parce qu’elles trouvaient la Cause juste.

Ces personnages positifs, iront jusqu’au bout de leur éthique.

Et c’est en quoi, ce roman de la vie brisée, et de la souffrance, devient le roman des rêves, des promesses, et des espoirs de vie.

Et si Héva finit par se réapproprier son identité, et construire une vie, c’est parce que les germes de l’amour avec Samuel, ont fini par prospérer pour donner un arbre flamboyant, majestueux et solide, avec à la clef, la naissance de deux enfants, qui, déjà, ouvrent les perspectives d’un retour au pays natal.

Leur amour est fort, et de communion : « J’étais persuadée que Samuel et moi, nous apprendrions à mieux nous aimer si nous nous dressions contre la haine et que, nous aimant ainsi, nous réussissions notre intégration sociale, tout en ayant un regard compatissant pour les mineurs exilés. Samuel m’offrirait les mots inventés pour moi ».

Mais pour l’instant, c’est le romancier Jean-François Samlong qui nous a offert les mots inventés pour nous, pour tous les enfants exilés du monde.

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).