Editions Continents Noirs, Gallimard, 2019
Dans ce roman, le narrateur Abdou, nous raconte le récit d’un homme partagé entre deux genres de femme, dont la complémentarité semble classique, mais s’avère un peu plus complexe que le schéma occidental de la maman et de la putain. Ne serait-ce que parce que la « putain » y est voilée comme la maman, et que la maman y est d’une audace redoutable.
En réalité, dans une relation de triangle amoureux, Abdou, le personnage-narrateur, va être pris entre deux feux féminins.
Dans sa construction, cette histoire entre un modeste enseignant, Abdou, une femme fatale, en fait, pas si fatale que ça, Rakki, et une épouse supposée dévouée, mais pas dénuée de caractère, Salima, va bouleverser, culbuter, renverser la plupart des clichés véhiculés en Occident, sur l’Afrique.
Il en est ainsi de la condition de la femme, de la religion, et du poids des traditions.
Pour un esprit qui veut caricaturer et schématiser pour prendre des raccourcis, le narrateur se voit imposer une femme par sa famille ; elle ne lui convient pas, bien que belle et éprise de lui. Lui préfère une femme vénale, plus « légère », une « putain » (mais en est-ce vraiment une ?), qui l’abuse et le manipule.
Mais est-ce aussi simple ? Les apparences ne sont-elles pas trompeuses ?
A Abdou, son neveu, Tante Indo dira : « On te marie !… On ne te demande pas ton avis ! On a décidé, c’est tout ! ».
Alors que, dès le début de la première page, Abdou lui-même avoue : « Quand Salima a été conduite chez moi, je n’avais rien dit à mon père. Je ne lui avais pas dit que je ne voulais pas d’elle comme épouse ; que je ne ressentais rien pour elle ; que je ne voulais pas me marier sans amour… ».
Et pourtant, son père lui a laissé une voie de sortie honorable : « Si tu n’en veux pas, nous ne te forcerons pas… ».
Mais Abdou ne saisira pas cette planche de salut : « Je n’avais rien répliqué, mais j’avais quitté mon père avec la ferme intention de tout arrêter, puisqu’il me donnait le choix. Je n’aimais que Rakki. C’était Rakki ou rien. Mais très vite, ma décision vacilla. Etait-il sage de repousser la volonté de mes parents ? Comment allais-je vivre avec ce poids sur la conscience ? J’avais donc laissé faire… ».
On peut donc dire qu’Abdou est un « forcé consentant », qui démontre ainsi une complexité sociologique, où pèse de tout son poids, le pouvoir de la tradition.
Ce qu’illustre d’une manière magistrale, la préface de Marie Darrieussecq, qui vient bouleverser tous nos a priori et certitudes : « Oubliez ce que vous savez du Niger… Idi Nouhou ne va pas radicalement bouleverser ce que vous savez. Mais il va tout déplacer, comme les dunes sous le vent.
Ledit « roi des cons », Abdou, se décrit lui-même comme un homme tellement ordinaire qu’il est « presque invisible au milieu d’un groupe de deux personnes ». Ce héros très antihéros, est la victime consentante d’un mariage arrangé. Il ne veut pas décevoir son père, et trimballe ses doutes et sa quasi constante ivresse dans un Niamey festif », et interlope.
C’est ainsi que, dans une écriture au style léger, mélancolique, tendre et dense, le narrateur nous promène à l’intérieur de cet autre personnage qu’est la ville de Niamey la nuit, qui se décline sensuelle, drôle et érotique.
Dans ce récit à la première personne, le romancier utilise une narration qui rapproche des ressentis des personnages, et donne un fort éclairage à leurs péripéties.
La lumière de l’écriture, et les chapitres, construits courts, donnent du rythme et une vraie lisibilité au texte.
Pris entre l’aspiration à la modernité, et la nostalgie secrète à l’égard de la tradition, les personnages sont doubles, ambivalents.
Ainsi Abdou est un anti héros, roi des dupes et des cons de cette fable moralisante, dont les rôles distribués à ses deux femmes, vont s’inverser, pour le prendre au piège, en tenailles ; deux femmes dont l’apparence et le comportement se révèlent finalement aux antipodes de leur véritable caractère, pour le plus grand malheur du narrateur, qui devient dès lors le dindon de la farce, et le porteur de la couronne de roi des cons.
Ce roman déroule aussi les thèmes de l’intégrisme religieux, la mondialisation, des conséquences de l’esclavage, de la corruption, de la politique au Niger, de la post colonisation…
Cependant, ce récit est en même temps celui d’une crise identitaire pour l’auteur, qui affirme : « Ce roman est la résolution de ma crise identitaire, j’ai réussi à faire mienne la langue française, et à transmettre mon message ».
Or, qui dit message, dit communication, et parle de la relation à la langue, sinon aux langues.
Dans cette perspective de questionnements relatifs à la langue (et au langage), se dessinent les interrogations essentielles liées à l’émergence d’une écriture, et à la littérature :
– pour qui écrire ?
– pourquoi écrire ?
– Quelle responsabilité vis-à-vis de notre société ?
C’est pourquoi ce récit porte le sceau de la trace de tous les actes posés, et accomplis par l’auteur, durant tout son parcours, où il interroge son héritage français.
Mais en soulevant le problème identitaire de sa quête personnelle, Idi Nouhou le pose concomitamment chez le personnage de Abdou, qui, à l’image de son ami Sadi, dont la personnalité est très visible, a besoin de reconnaissance, d’altérité, de vivre aux yeux des autres : « Passer inaperçu à force d’être terne et quelconque ? C’est encore plus insupportable… Pire que d’être mort… Un mort ne vit pas. Il est mort. Mais un vivant qui ne vit pas aux yeux des autres, qui est comme transparent, qui est transparent, c’est une première mort pendant la vie… ».
En vérité, le problème d’Abdou dans son esprit brouillé, n’est-il pas de n’avoir pas pu définir l’amour ? De n’avoir pas pu faire la part des choses, de n’avoir pas eu une claire vision de ce qu’est sa quête d’amour, de à qui le sien aurait dû être dédié, adressé ?
Qui aime-t-il vraiment : Rakki, « la femme parfaite », sa « putain », avec qui, en réalité, il n’a paradoxalement, jamais eu des relations charnelles ? Ou alors sa femme, la dévouée Salima, si apparemment dans les rangs, et peu délurée, alors que c’est un véritable volcan d’amour qui sommeille ?
Ici, les apparences, les préjugés, les présupposés, l’emportent sur les bons jugements, mais la force des femmes, et leur désir de liberté sont intacts. Chacune d’elle a su aimer Abdou à sa manière, pleinement.
Finalement, dans ce Niamey qui est une fête, tout est possible, et il y a comme un immense « désir de calme » de la part d’Abdou, et de tous les protagonistes.
Ce qui présage d’un autre possible, malgré la fin pessimiste de l’histoire, pour tous les personnages, donc pour l’Afrique.
Dr Ndongo MBAYE
Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).