Editions Ecriture, 2019
« D’autres vies sous la tienne », est un roman épistolaire, comme en écrivait Mme de Sévigné, où se répondent deux voix : celle de Céline, la mère, et d’Anita, la fille. Mais, en réalité, ce sont plutôt trois voix que nous entendons : celle de Céline qui est double, car la voix de sa fille est quasi omniprésente avec la sienne, et puis celle d’Anita, libre, indépendante, autonome, livrée à ses propres questions et démons.
Pour l’histoire, elle raconte le départ de Céline de son île des « Revenants », paradisiaque et lointaine, pour la grande métropole, dans sa fuite éperdue pour oublier son passé, et tous ses fantômes : « Quand j’ai quitté le pays d’enfance, pour partir vers cette nouvelle terre, j’étais moi aussi un zombie. On m’avait tout pris : ma fierté, ma famille, mon humanité ».
Elle avait juste oublié, que l’histoire, des fois, est un éternel recommencement, et que des années plus tard, elle allait se retrouver confrontée au désir légitime de sa fille, de partir, non seulement pour « ce pays-là », mais aussi de renouer avec les nombreuses âmes errantes de son histoire trouble.
C’est alors que vont affluer chez la mère, tous les souvenirs enfouis, les récits familiaux, les drames teintés de violence, de misogynie, d’inceste, de viol.
Dans une écriture cathartique, libératrice, thérapeutique, et douloureuse, Céline adresse à sa fille une lettre, dans laquelle elle va interroger son présent et son passé, faisant ainsi remonter à la surface, des traces de récits, des éclats de paroles étouffées, des questionnements intimes, autour notamment de la figure trouble du « Dorlis » (l’incube du Moyen Âge), sous la forme d’un démon mâle, qui prend corps, pour abuser des femmes qui dorment.
Cette mémoire va faire ressurgir des généalogies douloureuses, l’oppression masculine, les blessures jamais refermées, le malaise des origines et des racines toxiques, la peur des êtres écartelés entre plusieurs appartenances, ces « déracinés », la hantise de la couleur de la peau, et le fardeau que constitue l’Histoire.
En nous menant sur les traces des femmes de son île, l’auteur nous plonge dans une intéressante exploration historique et mémorielle, d’où n’est pas absent le questionnement fondamental sur la transmission : « Que transmet-on et que ne transmet-on pas à travers les générations ? », à travers les sentiments de la peur et de la honte, et la capacité des femmes pour les affronter, s’en affranchir, s’en libérer.
C’est par le biais des « méandres de sa mémoire circulaire, butée, récalcitrante », que Céline va aborder tous les sujets qui la hantent, et la traumatisent, depuis si longtemps.
Avec ses personnages, qui ont chacun une face lumineuse et une face sombre, l’auteure va dérouler les thèmes qui lui tiennent à cœur : l’exil, l’éducation et la transmission, la mémoire, l’oubli, la souffrance et l’amour, l’importance de la Parole, la résonance des mots, la révolte, la relation au corps et à la couleur de la peau, la légitimité et l’illégitimité, la quête des origines et de l’identité, la rationalité et l’irrationalité…
Dans une écriture intimiste, ciselée, simple, traversée de fulgurances créoles, ce livre, écrit en trois grands chapitres : 1 « Ma lettre » ; 2 « Sa lettre » ; 3 « D’autres vies », va explorer tous les univers liés à la parole sentencieuse de Céline à Anita : « Il y a réellement d’autres vies sous la tienne… Quoi que tu fasses, Anita, tu as d’autres vies sous la tienne ».
Du coup, cette réflexion fait écho à la complexité de la vie, qui suggère que rien n’est simple.
Il y a le monde visible lié au monde invisible, où les habitants viennent visiter les humains, de manière bénéfique ou maléfique. Entre les vivants et les morts, se nouent des pactes, se tissent des relations qui influent sur le cours des destins : « Dans le mien (mon monde) qui est aussi celui de mes parents et de mon aïeule, les rêves sont des rêves, mais ils peuvent aussi être vus comme des messages que les morts adressent aux vivants ».
Cette question, liée à la rationalité et à l’irrationalité culturelle, induit des croyances comme celle de la double apparence : « Il y a longtemps que Mam Georgina et ma mère m’avaient appris que dans le pays où j’ai grandi, les choses ont toutes une double apparence : celle que tu vois… et celle que tu ne vois pas, parce que c’est une forme en-dessous ».
Finalement, dans la question essentielle de l’exil pour l’oubli, le projet n’est-il pas à la base un rêve avorté ? : « Je suis partie loin de chez moi, pour tout effacer, tout ré-écrire sur une page blanche, te préparer un terrain vierge où tu pouvais évoluer sans qu’aucun miasme du passé ne te rattrape… C’était ça mon projet, mon rêve ! ».
Hélas, c’est calculer, et compter sans les transmissions générationnelles inconscientes, nocives et troubles. Le legs des aïeux est là, suspendu telle une Epée de Damoclès : « On n’est pas responsables des fautes de nos aïeux, mais on les endosse, malgré nous ou à notre insu ; on en porte le fardeau et la honte… nous payons le tribut de nos ancêtres… nous sommes liés à eux, et… ils sont donc susceptibles de nous transmettre leurs tares ». Comme le fera le personnage d’Edgar, pour sa descendance…
Dans son désir de nous dévoiler, à travers une écriture éclairée et juste, les secrets d’une hérédité, la romancière met en exergue la parole, pour lui redonner cette importance primordiale, sacrale, qu’elle avait dans les sociétés traditionnelles africaines, où chacun devait avoir conscience de l’exacte mesure de sa propre parole, afin de ne pas se mettre en danger, et mettre en danger la vie des autres, et de la communauté !
« Quand quelqu’un parlait trop, on disait qu’il savait des choses qu’il ne devait pas dire, on l’accusait de déparler ».
Dès lors, cette parole qui se déroule, telle une liane en forêt, revêt une essentialité marquante, dans le processus de narration, sur l’évocation de l’enfance, du père, du pays d’origine, mais surtout des femmes : la mère, la grand-mère, l’arrière-grand-mère.
Mais, en même temps, Mérine Céco nous met en garde contre les mots et leurs différentes résonances : « … les mots ne résonnent pas pour tout le monde de la même façon ».
Dans sa lettre, Céline aborde les thèmes du viol, du nombril, de la douleur engendrée par une cicatrice mémorielle, du mensonge, de la dissimulation, des trous noirs, du règne multiforme de la peur, des relations ambiguës entre mère et fille : « Je n’ai pas toujours su de nous deux qui était la mère, et qui était la fille. Ce fut réversible »,des déboires de l’ancestralité , des silences : « Il y a tant de choses que je ne lui ai pas dites, de conversations que nous n’avons pas eues », de la dé-responsabilité proverbiale des géniteurs, la prises de conscience d’Anita pour faire le distinguo entre « vivre » et « survivre » : « Anita est en train de prendre l’exacte mesure de la distance qui existe entre « vivre » et « survivre », la nécessité de payer les dettes des ancêtres : « pour que tu règles, à leur place, ce qu’ils n’ont pas eu la force de régler eux-mêmes ».
Comme écrire l’histoire de sa vie, n’est pas une sinécure et une chose aisée, que c’est dangereux mais salutaire, et que ça se déroule entre vertige et vécu, Céline nous écrit une véritable confession-testament, avec une description amère des maux de sa vie dans la grande métropole : le racisme, les discriminations sournoises, les procès en illégitimité, la couleur du corps, que d’ailleurs reprendra à son compte Anita, dans les brûlures de sa vie.
Céline laisse un legs : « je dois te parler et t’avouer ce que j’ai tant voulu te confesser, sans y parvenir. Prends cela pour mon testament ou pour le fruit de ma déraison ».
Sans avoir lu son courrier, ni connaître ses préoccupations, la lettre d’Anita va faire écho, comme par télépathie, et pour compléter celle de sa mère, en développant quant à elle, ses propres questionnements, avec ses propres arguments.
Ainsi, dans ce roman, qui se veut une démarche de vérité et de mise à nu, dans le sens d’une célébration de la sincérité, Anita va, de sa voix, nous crier ses propres souffrances, et asséner ses propres vérités.
Elle nous raconte son enfance, ses troubles divers ; elle nous parle de la couleur de la peau et de ses nuances, de l’humanitaire comme business, de son plaidoyer pour inscrire la vérité dans l’Histoire, dans l’apprentissage scolaire, dans l’école et l’instruction publiques, de l’égalité des chances pour ne pas subir l’exclusion sociale… .
Anita prend surtout conscience de l’ampleur de la chape des silences, qui enferme tous les non-dits, qui sont sources de douleurs.
Et elle crie sa révolte : « Oui, maman, je me révolte ! Je me révolte contre toi ! Je me révolte contre papa ! Tu m’as laissé croire que tout était simple ! Que j’étais libre ! ».
Et la voilà qui découvre qu’elle n’est ni libre, ni autonome, mais prisonnière de préjugés, « piégée » dans sa peau et son corps, qui lui font endurer de terribles et humiliantes situations de discriminations. Même dans « ce pays-là » qu’elle idéalise, elle réalise les affres de cette différence.
D’expérience, elle entérine du coup qu’elle n’est affectivement pas seule : « Ma vie a beaucoup changé depuis un an et demi environ. Je me découvre des épaisseurs d’existence que je ne soupçonnais pas. Des couches superposées de vies, au-dessus desquelles la mienne est posée ». Sous la vie, il y a d’autres vies, comprises entre la violence de l’esclavage, et la domination coloniale.
Cependant, hors l’ampleur et la prégnance de cet atavisme, le problème majeur existentiel d’Anita, c’est la relation à son corps, et au-delà, à la couleur de sa peau peinte sur ce corps ; ce corps qui explique le pourquoi de son exil : « Voilà pourquoi. Je suis venue jusqu’ici. Pour apprendre à regarder ces corps en face. Dans ce qu’ils ont de beau et repoussant. Dans leur odeur de misère et leur senteur d’espérance. Dans leur violence sans merci et leur douceur impénétrable. Se réconcilier avec mon corps maman… ».
Ce corps, dont elle demande la réconciliation, et la rencontre apaisée avec celui de sa mère. Ce qui, d’ailleurs, la sauvera et lui fera recouvrir la mémoire, en symbiose avec les mémoires des corps de toute sa famille réunie dans « ce pays-là ».
Pourtant, sa mère va l’édifier sur l’histoire de son corps (trop tard ?) : « Je veux que tu comprennes que notre corps a été volé définitivement, une fois pour toutes… la couleur de notre corps a été répudiée une fois pour toutes aussi… Au seuil de cette origine monstrueuse qu’est la Traite. La mémoire du vol et de la répudiation dont ont été victimes nos ancêtres est inscrite dans notre génome ».
La victoire d’Anita a été de se l’être réappropriée, pour faire le deuil de ses blessures.
Ce récit, raconte entre les deux chiffres inversés de 12 et 21 ans, n’en est pas moins dépourvu de poésie, sous des airs de drame et d’événements tragiques récurrents.
Luc, le petit copain d’Anita, dans son innocence et son rôle de personnage qui n’appartient pas à la famille, dira à Céline : « … c’est comme si elle cherche une vie en dessous de la sienne, vie qu’elle entend chercher sans vous ».
Oui, il existe bien d’autres vies sous les nôtres !
Dr Ndongo MBAYE
Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).
Prix du mois de l’Histoire des Noirs à Laval au Québec en 2020
Membre d’honneur de l’Alliance Contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).