La candeur entachée – Lamazone Wassawaney

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Editions Autoédité, 2019

L’auteure l’a dit : «  ce livre est un outil de combat », ce qui, d’emblée pose le principe et les préalables de l’engagement pour une cause.

Dans ce récit, la romancière, nous entraîne au cœur d’un fléau immonde : la pédophilie, et les violences et agressions sexuelles, le plus souvent impunies.

Ce roman,  « c’est l’histoire de la petite Moya, 12 ans, qui en est la narratrice. A travers ces pages qu’elle noircit, elle nous raconte ce monde tordu des adultes. Elle nous dit sans cacher les mots, le viol qu’elle a subi par l’époux de sa mère lorsqu’elle n’était âgée que de sept ans ».

Le livre raconte donc le voyage tourmenté dans les pensées et les souvenirs douloureux de Moya, avec la manière subtile et fine dont Lamazone opère les transitions, pour nous ramener toujours vers le passé.

Avec le regard acéré et lucide de Moya, dont l’autrice dit : « A travers Moya, nous mettons en évidence la souffrance de toutes les Moya. Ces petites filles violées dans chaque famille qui souffre sous la loi de l’omerta aux noms de l’honneur et des traditions », nous ne pouvons occulter l’image brisée de sa mère Léa, emportée par les travers de la société, avec ses pesanteurs sociales.

En effet, Lamazone Wassawaney accuse cette société, qui met sur un piédestal la femme mariée, et considère la célibataire comme une moins que femme. Pire encore si celle-ci a des enfants de pères différents.

Le foyer est le symbole par excellence de respectabilité, le synonyme de réussite dans la plupart des sociétés africaines.

Le mariage seul donne un sens à l’existence de la femme, dans une société où elle doit tout supporter, et où elle n’a que des devoirs et aucun droit.

Dans cette histoire qui suscite colère et dégoût, Moya dira de Léa sa mère : « Toute la personnalité que je lui connaissais était en hibernation au nom de la réussite de ce mariage ».

Comme le dit l’auteure, c’est aussi un portrait de « la souffrance de toutes les Léa, la mère de Moya qui, obnubilée par la réussite de son mariage, ne voyait pas ce père trop entreprenant ».

Une situation qui, du coup, fait des hommes des Dieux, des Zeus des Olympes que sont les foyers : « Préserver ce joyau qu’est notre foyer. C’est toi la femme. C’est toi notre pilier. Je suis un homme simple qui peut se laisser entièrement à toi. Tu dois comprendre une bonne fois pour toutes que je peux te tromper et te battre, sans que ce ne soit un désamour. C’est à toi de m’amener à changer. C’est à toi de me façonner et de me posséder. Tais-toi ; fais des sacrifices et sois soumise. C’est cela le rôle d’une vraie femme soucieuse de préserver son foyer ».

Donc, au nom de la sacro-sainte préservation de son foyer, la femme doit de tout subir : elle se doit d’être simultanément, une femme-objet, une femme soumise, et une wonderwoman.

Ce qui, évidemment, est un vrai marché de dupe !

Pour nous montrer la complexité du problème, la romancière nous met concomitamment en face de la dénonciation des violences physiques, psychologiques, de la pédophilie, et de l’acceptation incompréhensible des vexations, des brimades, des humiliations, du silence complice.

En somme, elle ouvre la porte à la question si cruciale : qu’est-ce qui peut pousser une femme à rester dans un tel enfer, à subir toute cette déshumanisation, cette chosification, pendant aussi longtemps ?

Comment réagir lorsqu’une personne que nous connaissons et que nous aimons, se tue irrémédiablement à petit feu, pour satisfaire les appétits pervers d’un mari abusif, et qu’elle refuse de nous écouter, de voir la réalité en face ?

Devant ce qui peut s’analyser aussi comme ce fameux « syndrome de Stockholm », il peut y avoir l’attitude tenace de l’amie, de la marraine de Moya : Yowl, une femme libre qui a réussi sa vie, car, même si elle n’a ni homme ni enfant, elle n’en est pas moins heureuse. Elle constate amère : « C’est fou comme si l’honneur de la femme ne se résume qu’à son mariage et à sa fécondité ». Elle aidera Moya et sa mère Léa à affronter leurs démons et la tempête, et à traverser leurs tourments.

Le dialogue avec Léa, donne une forte et émouvante tonalité au texte :

Yowl – « Une vraie bataille arrive sur un champ dangereux ; l’exercice est vaste. Nous ne pouvons démarrer les hostilités par des pleurs et des regrets, sinon nous serons vite à terre… .

Léa – « (…) Il a déshonoré ma fille et il va me le payer c’est tout ! Pour moi, pour elle, pour toutes ces petites filles violées impunément ! Pour toutes ces femmes qui se taisent, victimes, apeurées, ignorantes… peu importe pour quelles raisons, mais il doit payer ! ».

Léa devient ainsi une hardie amazone, prête pour faire expier la faute à Hilaire Attéméné, son époux indigne. Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître sa faute, et de faire son mea culpa : à Moya, elle avouera « J’ai échoué ! Pardonne-moi… ».

En réalité, à travers sa candeur arrachée et entachée, Moya fait l’expérience douloureuse, décevante, traumatisante, d’un monde d’adultes dans toutes ses perversités, ses fragilités, son hypocrisie.

L’échec de la société se mesure à ses limites, et se juge à l’aune de l’insuffisance de la médecine, de l’incohérence de la justice, de la duplicité de la religion, des hésitations troubles, et de l’aveuglement de nos sociétés, perdues entre les valeurs traditionnelles, et les traitements dégradants infligés aux victimes, de l’auto-regard de la femme sur elle-même, et de son regard sur les autres femmes martyrisées.

Avec la lecture entraînante et passionnante que suscite ce récit, sous tendue par une belle écriture fluide et accessible, la romancière nous dit que l’essentiel c’est la nécessité de revoir les valeurs et les priorités de nos sociétés, d’où l’importance primordiale de la remise en question, en mettant l’accent sur le fait de ne pas modifier sa personnalité au profit d’un conjoint, quelles que soient les promesses de l’avenir.

On peut faire des concessions, des compromis par amour, mais ne jamais accepter des compromissions, sous peine d’aliéner sa liberté, et de disparaître.

Le geste ultime, extrémiste de Léa sur Hilaire, est certes purificateur et justicier, mais c’est surtout le geste d’une mère meurtrie, trahie, en quête de rédemption.

D’où l’intérêt de lire et de vulgariser ce roman si utile, pour que « la honte change de camp », et que le regard des autres affecte les hommes coupables, plutôt que les femmes victimes.

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).