Hadja Binta – Badiadji Horretowdo

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Éditions Proximité, 2019

Le roman de Badiadji Herrotowdo est-il celui d’une quête d’un mieux-être, d’une fuite éperdue d’une vie traumatisante, ou celui d’une descente aux enfers, en passant par le Paradis sur terre ?

Ce qui est sûr, c’est que c’est bien le récit d’une jeune femme innocente, à la recherche d’un mariage, la seule chose capable de lui rendre les lustres d’antan et les vaches grasses, et qui ne sait pas hélas qu’elle va tomber dans les griffes acérées d’une Tartuffe-Mère-Maquerelle, Directrice d’une entreprise lucrative et déguisée, de prostitution.

Et pour arriver à ses fin, le personnage de Hadja Binta ou Binta, selon ses interlocuteurs, sera obligée de quitter son Nord atavique, pour un Sud inconnu et plein d’embûches, de surprises et de désillusions.

En résumé, on nous dit : « Lorsque la vie de la princesse Binta bascule à Garoua, dans le Nord-Cameroun, à la déchéance de son père qui fut un richissime homme d’affaires, le chemin du Sud lui paraît salvateur. Le Sud lointain, cet « eldorado » rêvé, qui pouvait lui offrir un nouveau mariage digne de son statut, et lui permettre surtout de retrouver les lumières… Mais comment attendre le Prince charmant, dans la dépendance totale de Hadja Halmata, une mère maquerelle aussi subtile que redoutable, qui n’a pour visées que de capitaliser les charmes de ses « filles adorées » ? Hadja Binta l’ignorait sans doute, « La Halmata Holding n’a jamais eu la délicatesse de remettre à l’eau une baleine échouée sur sa plage ».

Donc, ici, pas question de sentiments. Tout se monnaye, surtout le charme et le corps.

En réalité, le romancier prend sa plume pour fustiger les bouleversements subis, les injustices sociales, et peindre des thématiques de développement, par le biais du changement social dû à la modernité, sur la société camerounaise.

C’est l’impact de ces évolutions, leurs retombées négatives, et les perturbations sociétales conséquentes, qui lui permettent de pouvoir décrire avec autant de justesse « l’univers peu connu d’une prostitution qui s’ignore dans le microcosme de la communauté du Sahel à Douala ».

D’où la vision claire, caustique, acerbe et amère, de l’auteur, sur les ravages de la complexité nouvelle de la société, sur le quotidien des gens, et plus particulièrement des femmes en milieu traditionnel peul.

C’est ce qui explique que, dans un entretien, l’auteur disait jeter « un regard sur cette société en pleine mutation, enlisée dans ses pesanteurs culturelles, et qui peine à dissocier l’utile et l’essentiel (le productif), de l’inutile et du superflu (l’improductif et le destructif)… ».

Et c’est cette déstructuration sociale, et les dures lois qui régissent les relations humaines, qui vont conduire Hadja Binta, de son Sahel natal où elle a passé une enfance et une adolescence dorées, au Sud du pays, dans ce « Petit-Paris » de Douala, dont elle subira les mirages, tel Fara, le personnage du romancier Sénégalais Ousmane Socé Diop, dans son roman « Les Mirages de Paris », publié en 1964.

Dans ce texte bien ficelé, au rythme haletant, au langage incisif, aux dialogues très vivants, crûs et plein d’humour et d’oralité, l’auteur nous parle de thèmes qui tiennent à cœur, tels ceux de l’avoir et du paraître et des faux-semblants, de l’hypocrisie, des rapports entre l’argent et la femme, entre la notabilité et le sexe.

C’est pourquoi, à la place de la citation en exergue de Valéry Larbaud : « la bêtise humaine a ceci de terrible qu’elle peut ressembler à la plus profonde sagesse », peut-être faudrait-il inventer une autre du genre « la piété, la foi ont ceci de terrible qu’elles peuvent ressembler à la plus grande tartufferie, et à la plus puissante fausse dévotion ».

Et en effet, durant toute la narration du récit, nous sommes sans cesse au cœur de la fausseté des rapports humains érigée en règle, et dont les plus grandes incarnations sont Hadja Halmata et Alhadji Bello ; deux personnages sulfureux, noirs, mais auréolés d’une apparence lumineuse.

Car, qu’attendre de cette femme soi-disant honorable et exemplaire, mais mère maquerelle et « Daada » de ses « protégées » ?

Que penser quand, dès les premières lignes, on nous la décrit : « comme à ses habitudes, Hadja Halmata s’est levée avant l’aube, effectue ses ablutions et la prières de Soubh, puis s’attela au tasbih Ô Allah, enrichis-moi de tout ce qui est licite… et permets-moi de mourir dans la foi »… cela ne nous rappelle-t-il pas le fameux « Couvrez ce sein que je ne saurais voir – par de pareils objets les âmes sont blessées – Et cela fait venir de coupables pensées » d’un certain imposteur nommé Tartuffe ?

Alors, que penser vraiment, lorsque nous savons, après, à quel point ses actes sont anti religieux, anti islamiques, illicites et de peu de foi ?

N’est-ce pas elle qui envoie Hawaou-la-rabatteuse, faire d’incessantes allées et venues dans le Nord, pour lui apporter des filles de joie pour sa Holding Halmata qu’elle dirige comme une véritable, rigoureuse, et implacable cheffe d’entreprise ?

Quant à la duplicité de Alhadji Bello (qui est d’ailleurs devenu un autre homme plus respectable, depuis qu’il a changé son identité de jeune voyou vendeur de drogue, de fumeur et de drogué, adepte de tous les coups foireux), elle se trouve dans la distance énorme entre ses paroles et ses faits.

Parlant de la femme, il dit « la femme, dont l’on se doit d’honorer la beauté et le charme, mérite aussi bien notre respect que notre entière générosité ».

Que dire, quand nous savons que cet homme, lubrique, est celui qui vit entre ses quatre femmes, et ses multiples maîtresses ?… qu’il n’a aucun souci de la dignité de la femme.

Même s’il se définit comme un défenseur de la cause féminine, ses actes sont aux antipodes de ce slogan, fait pour épater et ferrer d’éventuelle victimes. La femme dont il parle, est celle qui est chosifiée, réifiée, un pur objet de désir et de jouissance, engoncée dans la servilité et la soumission.

De plus, voilà que le Alhadji qu’il est, se pose, en cachette, comme le champion des amoureux de l’alcool, et plus précisément, du whisky Johnnie Walker Red Label, et du Champagne, dont il est si friand !

Badiadji Horretowdo semble nous dire, qu’en dernière instance, les deux valeurs qui régissent ce milieu, sont l’argent et la femme.

Ce à quoi adhère l’écurie, le haras, constitué, hier, de Soureya, Didjatou, Saadatou et Horeriah, et aujourd’hui, de Koulsoumi, Djamilah, Habiba, et la nouvelle perle fraîchement arrivée, Binta.

En ce qui concerne la femme, Alhadji Bello en a définitivement fait un objet de lucre et de concupiscence, un citron qui, une fois pressé, doit être jeté pour un autre plus frais : « Alhadji Bello a pris désormais une sérieuse option sur la nouvelle venue, Binta. Hadja Halmata le sait, cela signifie que ce dernier tourne la page Djamilah dont, malgré quelques reliefs encore compétitifs, l’épopée glorieuse amorce irréversiblement le crépuscule… ». La vente d’un objet aux enchères !

Là où l’islam dit que la femme a été créée à partir de la côte de l’homme, Hadja Halmata affirme avec véhémence : « Aussi belle soit une femme, si elle n’est pas agréable à vivre, si sa parole n’est pas douce et sucrée, personne ne l’aimera, ma fille. Personne ». Le sort de la femme est ainsi scellé : soumise, et esclave.

Cependant, il faut noter l’ambivalence de la femme, qui peut aussi exercer un fort pouvoir sur l’homme, ce qui passe par le pseudo éducation de Adja Halmata « Daada », qui a le don de transmettre à ses « protégées » et « filles », la prise de conscience de leur valeur, et leur emprise sur la gente masculine : « Vous les filles d’aujourd’hui, vous êtes trop naïves. C’est pour cela que vous ne savez pas garder un homme. Voire plusieurs à la fois !… la beauté d’une femme ne dépend pas seulement de son joli visage ni de sa belle poitrine, ni de ses rondeurs et sa douceur, mais surtout de sa capacité à tenir un homme par son bois… Ils sont tous faibles par leur bois. Ne dit-on pas que le cerveau d’un homme tient dans ses œufs ? ». 

Et pour compléter cette leçon de choses, elle assène : « Un homme, quel qu’il soit, je vous assure, ne dépassera jamais une femme. C’est la femme qui commande, exactement comme si vous tenez une chèvre en laisse ». La messe est dite, et bien dite, mais à quelles fins réelles ? De vengeance ? De revanche sur sa vie et ses multiples déboires conjugaux ?

En vérité, au cœur de ce roman, affleure sans cesse, même quand il n’est pas énoncé, le mariage.

C’est lui qui a poussé Hadja Binta, Hadja Halmata, à partir de leur contrée septentrionale natale. Et c’est à sa poursuite que se lancera Binta, avant d’arriver dans ce carré de la diaspora Nordiste des quartiers Congo et New Bell, chez les Gadamayo : les Sudistes.

Le mariage est perçu comme cette institution-phare, censée donner une identité sociale à l’homme, et à la femme.

Dans le mariage, plusieurs quêtes sont possibles : quête d’amour, quête de bonheur, quête de notoriété, quête financière et de confort, quête d’une union intéressée entre deux familles, etc.

Pour Alhadji Bello : « C’est Allah qui a tout crée sur Terre, y compris le mariage, tout comme la répudiation ou le divorce ! ».

Adja Binta en fait une question de patrimoine fondamental, de l’essentialité de l’identité, un plaidoyer de sa sacralité : « Nous devons coûte que coûte, protéger nos traditions et notre noble religion. Pour nous autres femmes, le chemin qui mène au mariage est bien sûr à prendre très au sérieux, c’est notre héritage et notre destinée de femme. Sans le mariage, nous ne valons rien ou pas grand-chose. C’est le mariage qui donne sens et raison d’être à la vie de nos jeunes femmes ».

Mais le mariage ne serait-il pas cet enfer pavé de bonnes intentions ?

Si nous regardons tous ces mariages précoces, qui font tant de malheureuses, mais des fois aussi, paradoxalement, des heureuses : « Toutes les filles m’admiraient, elles aimeraient être à ma place. J’étais très heureuse ». Binta, la fille qui parle, n’avait que quatorze ans !

Tout ce qu’elle connaissait, comme une leçon bien apprise par cœur, ce sont ses devoirs d’épouse, et non ses droits d’être humain : « Pour le reste, je devais respect et soumission à mon mari comme l’exigent nos traditions et notre religion, comme l’a dû ma mère à son époux… ».

Alors, après ça, parler de « mariage d’amour » !… « Le mariage d’amour, nous n’en connaissons pas et d’ailleurs, que peut-il signifier pour une fille mariée à un âge où elle vient à peine de vivre ses premières menstruations, si ce n’est que l’homme avec lequel elle est amenée à partager sa vie est simplement son amour ? ».

Ce mariage, qui a brisé tant de vies enfantines, effacé tant d’adolescences, mutilé et traumatisé tant de jeunes filles à vie !

Adja Halmata en est un exemple-type : « Dans sa vingtaine regardant, ses divorces à répétitions finirent par susciter en elle l’envie de partir, de s’éloigner d’une vie à laquelle elle avait désormais perdu foi. Elle ira ailleurs, Halmata ! Loin de son monde, loin de ce monde qui la priva d’une vie autre que celle d’adolescente prédestinée au mariage ; ce mariage dont elle ne connaîtra qu’une succession de relations conjugales unilatérales et cahoteuses, faites de soumission et de dévotion à ses époux successifs, chargés, eux, de guider ses pas dans sa quête de paradis céleste. Ne dit-on pas en Islam que le Paradis de la femme se trouve aux pieds de son mari ? ».

Donc, dans son mariage, la femme doit garder stoïquement le silence, avoir la foi, et au besoin souffrir, si elle veut aller au Paradis.

Mais, comme le dit le romancier, « le chemin du Paradis ne devrait pas être synonyme de l’Enfer ».

Ainsi, c’est le mariage qui fera de Hadja Halmata , une revancharde, une vengeresse sur la vie, et de Hadja Binta, une âme en peine, en quête d’un autre mariage, d’une autre vie ; une qui, malheureusement, ne lui apportera pas que du bonheur : « En quête d’amour, elle rencontra non point l’amour, mais ses promesses non tenues et autres duperies », qui la plongeront dans un véritable cauchemar, après le rêve d’embrasser une vie de princesse, car après tout « à vingt ans, on a encore le droit de rêver d’un prince charmant, s’il en existe ».

Finalement, Hadja Binta se rendra à l’évidence, et réalisera ses désillusions : « Elle réalise surtout que ni Djamilah ni Koulsoumi et Habiba, aucune d’elles ne semble s’intéresser à la perspective d’une vie conjugale établie… ». Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’elles sont arrivées à cette capitulation, et cette résignation, après de longues périodes de vaine attente, et des tas de promesses de mariages.

Au fil de sa construction romanesque, Badiadji Horretowdo, prolixe, fera appel à un panel de thèmes tous très importants, dans leurs rapports avec les protagonistes de cette histoire.

Hadja Binta fera montre de liberté, de rébellion, d’insoumission et d’audace, ne serait-ce qu’à travers l’article du reporter Guillaume Serval intitulé : « Destin brisé d’une princesse du sahel ».

Est-ce du courage, de l’inconscience, ou une bravade ?

Toujours est-il que : « Dans une communauté ou le Pulaaku – code d’honneur régissant la conduite sociale des personnes se réclamant de l’appartenance peule – implique une certaine omerta, c’était bien la première fois qu’une jeune femme osait ainsi braver ses pesanteurs culturelles pour confesser ses ressentiments intimes au grand public du monde. Ce n’est pas sans risque ! ».

Comme le sont les « déviances sexuelles » de Adda Soureya, lesbienne, et de Aladji Samaroka, homosexuels n’ayant pas fait leur coming-out.

Dans ces cas, aucune tolérance n’est permise.

Les thèmes de l’éducation et de la transmission sont abordés, notamment dans leur mauvaise interprétation par Hadja Halmata, qui « éduque » ses « filles », alors qu’elle « ne se voit qu’en directrice d’entreprise au sens propre du terme ! », mais aussi dans le refus des femmes, d’avoir été à la bonne école dans le Nord : « Chez elles, dans le Septentrion, elles avaient refusé de s’attacher à la destinée de la femme dite de bonne éducation, cette femme soucieuse et digne de sa raison d’être, et à présent dans le Sud, elles en sont à subir les affres d’une vie débridée qui ne trouve en elles des arguments autres que le charme qu’elles exhalent ».

Partout dans ce livre, l’hypocrisie, la chose la plus partagée, est sous-jacente, et mène le monde. On se trompe à qui mieux mieux, entre fausses identités, dissimulations, lois islamiques enfreintes, tartufferies : on refuse la sodomie, mais on pratique la prostitution, on se donne bonne conscience parce qu’on a fait le fameux pèlerinage à la Mecque, et qu’on porte le titre tant envié de Hadja et de Alhadji ; on honnit l’adultère, mais on peut coucher avec un homme marié.

Dans un langage bien structuré, des fois emprunté à la tradition orale, et à travers des personnages bien construits et denses, l’auteur a su aborder des sujets variés, tous liés à sa société qui est en train de subir des transformations, et de grands changements ; autant de chemins de traverse et de fluctuations qui ont impacté sur l’itinéraire chaotique de Hadja Binta, dans sa nouvelle vie à laquelle elle semble tant prendre goût.

Toutes les thématiques développées, portent en elles le Destin de toute une communauté qui essaie, tant bien que mal, de s’adapter : l’éducation des jeunes filles, la dépigmentation, les relations entre la religion, l’humanité et l’humanisme, la mendicité, la place de la spiritualité, le livre et le développement, la foi et l’ostentation, le Pèlerinage à la Mecque…

C’est dire que ce livre est foisonnant de centres d’intérêt, et de pistes de réflexion sur la société camerounaise, même si, ici, nous sommes, schématiquement, dans un face à face Nord/Sud.

Badiadji Horretowdo a voulu intituler son opus : « Un Destin sahélien », et rendre, mettre au goût du jour, « l’honneur à la femme, mère de l’humanité ».

En choisissant la figure de Hadja Binta, avec toutes ses contradictions, il a voulu en faire un personnage extrêmement humain, donc très nuancé, qui sait porter encore la Lumière de son enfance, que lui fait revivre un chant : « Cette chanson éveille en elle la nostalgie d’un temps perdu, un temps lointain et révolu, mais qui ne la quitte plus ! ».

C’est cette innocence-là, qui fait sa pureté, même si elle paraît souillée par les malédictions de la vie. Et comme le dit si bien Hadja Halmata : « elle cherchait seulement à aménager, à trouver un mari et vivre dans la décence et surtout, dans la dignité au sein d’un pays qui en a cependant perdu depuis longtemps… ». Après la mort de Aladji Bello, et la fuite de Hadja Binta vers le Nigéria, quelle belle oraison funèbre, et quel jugement lucide sur son pays !

Et si nous prenions sa fuite comme preuve d’un acte de courage, et l’éclaircie d’un espoir annoncé ?

« Et c’est justement, dans le creux de la vague, au cœur même de son échappée tourmentée sur le chemin de l’exil, tout semble pourtant commencer sous de meilleurs auspices ! ».

Oui, en perspective de sa nouvelle vie, à quelque chose malheur est bon.

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).