Au bord de la rivière Cane – Lalita Tademy

Partager

Editions Charleston, 2019

Dans cette éblouissante et saisissante fresque familiale, qui nous raconte la fin de l’esclavage, avec lumière, brio et panache, la rébellion et l’amour de la liberté commencent tôt, avec le si attachant personnage de Suzette, une très jeune esclave, dont la mère Elizabeth, comme sa grand-mère, avant elle, était également esclave.

Et en effet, le premier acte d’insoumission de Suzette se passe « le matin de non neuvième anniversaire, le lendemain du jour où Madame la gifla, Suzette pissa sur les rosiers ».

Ce jour-là, elle posa le jalon d’une route vers l’émancipation, qui sera longue, et tellement parsemée d’embûches, qu’elle en semble des fois impossible.

Dans son sillage, sa fille Philomène optera aussi pour le front du refus et de la lutte, pour s’en sortir, et libérer tous les autres. Ce qui fait la singularité et la force de ce personnage de Philomène, dont la romancière Lalita Tademy dit, dans son prologue : « Philomène me harcelait pour que je découvre les différentes générations de ma famille, et à quel point leurs vies furent compliquées… Le lien que j’entretenais avec Philomène est tout simplement indescriptible, de même que la force de son emprise sur moi, à quatre générations de distance ».

En vérité, Philomène dégage des sentiments entremêlés de crainte, de respect, et de fascination, sur tout le monde. De plus, elle avait des dons de divinatrice !

Mais voyons d’abord l’intrigue.

Dans son obsession de retrouver les traces de ses ancêtres, et en écrivant ce roman, la romancière combine une méticuleuse reconstitution historique, et un art maîtrisé et consommé du récit. C’est ainsi qu’elle va nous présenter, à travers quatre générations de femmes noires déterminées, un portrait poignant, incisif et provocateur, des liens complexes et silencieux, qui unissent maître et esclaves. Elle donne surtout vie et consistance à quatre femmes, vibrantes et inoubliables, qui utilisent les seules armes dont elles disposent : la patience, l’endurance, la ruse, la séduction, le mensonge, pour trouver l’énergie nécessaire, à vivre les heures les plus sombres de l’Histoire américaine, dans la promesse et l’espoir de la liberté.

Dans ces quatre générations, les femmes s’appellent : Elizabeth, mère de Suzette, mère de Philomène, mère d’Emily. Elles sont toutes tendues vers la ferme amélioration de leurs conditions de vie, et dans la quête de leur liberté.

De 1834 à 1936, pendant un siècle, ces femmes courageuses, pleines de morgue et de détermination, vont mener leurs combats : contre les Blancs pour les Noirs, contre l’oppression pour la liberté, contre la ségrégation pour l’avenir, contre l’esclavagisme, pour le pouvoir et le bien-être de la famille.

Ces femmes ont eu des enfants avec leurs maîtres, elles ont dû se battre pour pouvoir élever leurs enfants dans de bonnes conditions, et mener leurs progénitures sur les chemins périlleux de la délivrance.

Pour toutes ces femmes, « la famille reste la famille, partout où elle se trouve ».

Dans une écriture percutante, l’auteur nous rappelle que cette saga familiale, riche en rebondissements, est bien la sienne, et qu’elle a écrit un roman nourri de l’histoire de faits bien réels : « C’étaient des femmes de chair et de sang qui avaient fait des choix difficiles, alors même qu’elles étaient opprimées ».

Dans cette œuvre magnifiquement belle autant qu’elle est émouvante, Lalita Tademy nous fait cheminer avec des personnages charismatiques, à travers les années noires, le contexte politique et historique éprouvant, dans leurs espoirs de s’en sortir. Parce qu’en réalité, le choix de ces femmes, c’était d’accepter leur sort, ou de se battre.

C’est ainsi que Suzette est née esclave, dans la ferme d’une riche famille de planteurs français installés à Crane River, en Louisiane. Il faut préciser qu’ici, les Blancs ne brutalisent pas les Noirs, mais ils les considèrent plutôt comme des objets, des outils domestiques.

Séduite et engrossée par Eugène Daurat, un bellâtre Bordelais, elle va donner naissance à Philomène, une perle de résistance et d’ingéniosité. Avec cette dernière, l’émancipation se met très vite en route, car elle sait se rendre indispensable. Ce qui explique qu’à la mort de ses maîtres, toute la plantation va reposer sur ses épaules. Dès lors, peu à peu, grâce à sa liaison avec Narcisse Fredieu, un fermier blanc très épris d’elle, elle va mener combat afin d’obtenir de meilleures perspectives de vie, pour elle, ses parents, ses enfants.

Elle se donne pour mission de protéger sa famille, et de la mettre à l’abri du besoin : « Une chose était certaine à présent : le moment de retrouver sa voix et d’entamer les difficiles négociations pour son avenir, était venu. Sa famille avait besoin de protection. C’était à elle de faire le nécessaire en utilisant les ressources à sa portée ».

Pour ce combat, elle met en avant son instinct de survie, tout en rationalisant les enjeux. Ce qui lui permet de redimensionner ses ambitions : « Les choses sont allées trop loin dans l’esprit de M’sieu Narcisse pour qu’il s’arrête maintenant. Je veux quelque chose en échange. Pas une babiole de temps à autre. Je veux de grandes choses. La liberté. De la terre. De l’argent. Une protection pour nous tous ». Une véritable profession de foi ! Elle veut du donnant-donnant.

Et en cela, elle n’avait pas oublié les paroles sentencieuses de sa mère : « La famille c’est tout Philomène. L’oublie jamais. Un arbre sans racines, il peut pas survivre ».

Dans ce récit, qui allie harmonieusement, et avec finesse, reconstitution historique, histoire familiale et fiction, les personnages féminins ont beaucoup de punch et de caractère, et ils fondent leurs propres stratégies de survie et de libération. Ils doivent faire des choix parfois douloureux et déchirants, pour protéger le mieux les leurs. Et c’est en quoi, ils méritent notre compassion et notre admiration, parce qu’ils sont fascinants, inspirants, lumineux, et exemplaires.

En nous narrant l’Histoire de l’Amérique, avec la fin de l’esclavage, la ségrégation, le racisme, la romancière nous plonge en même temps, au cœur de la thématique du métissage.

En dévoilant quatre histoires de femmes, de filiation, de famille, de sororité, et de luttes, la romancière nous dessine des portraits réalistes et captivants, tel celui du personnage de Philomène, qui sort du lot. Elle est dense, étoffée, impressionnante, et elle porte à merveille l’armure de guerrière, dans cette marche pour l’émancipation. Elle sait être une vrais pasionaria, une meneuse de troupes : elle guide les plus jeunes, comme les plus anciens, avec comme crédo, une détermination sans faille.

Cependant, la prouesse de l’écrivaine, c’est d’avoir su et pu aborder un sujet aussi grave et dramatique, sans un ton larmoyant et triste, juste en privilégiant l’émotion.

En nous éloignant du pathos, elle nous rapproche du logos. Elle met l’accent, et s’attarde plus sur la vie familiale, les relations amoureuses, personnelles, des personnages. Elle relate des sentiments humains, plutôt que de traiter réellement du statut d’esclave, sans nous y enliser, même si évidemment, il constitue le socle, qu’il fait partie de leur vie, et qu’il a forcément conditionné et façonné leur destin, et leur devenir.

Ce qui donne aussi de l’épaisseur aux personnages masculins, qui, presque dans leur totalité, ne nous laissent pas indifférents. Ils sont attirants, avec leurs faces sombre ou lumineuse, qu’ils soient honnêtes ou coupables. Portés par les femmes, ils puisent d’elles leurs vertus et leur existence : « M’sieu Derbanne il reconnaissait les liens du sang. Il a fait ce qu’il fallait pour la chair de sa chair ».

Ainsi, en nous dessinant un portrait vrai, l’auteure nous dit que la vie est faite de nuances, et que rien n’est entièrement blanc ou noir. Ce qu’illustre le personnage de Joseph Billes, qui n’avait nullement peur de vivre avec ses enfants illégitimes mulâtres, et leur mère, dans un milieu hostile, et ce, jusqu’à son dernier souffle, malgré l’incompréhension violente des autres Blancs. Il n’abandonnera jamais ses enfants, son sang.

Ce qui montre toute l’attention que Lalita Tademy accorde aux relations amoureuses, souvent très fortes, entre ses divers personnages, comme celles : entre Elizabeth et Gérasime, Nicolas Moulon et Suzette, Philomène et Clément, Emily et Joseph Billes.

En nous campant Cane River, l’auteure nous décrit une humanité singulière, hétéroclite, cosmopolite, où « planteurs créoles français, gens libres de couleur et esclaves… cohabitaient en dehors de tout stéréotype. A Cane River, les gens de couleur libres avaient accumulé terres et biens, et ils pouvaient posséder des esclaves comme leurs voisins blancs ». En réalité, donc, un lieu, un espace où tout était possible, pour qui savait et voulait se battre, pour se libérer sans chaînes ni entraves. Le seul lit de tout cela, reposait sur une envie inaltérable de vivre.

Mais, finalement, ce roman si riche, fort et intense, se veut un vrai message pour les femmes noires, et au-delà, pour toutes les femmes du monde. C’est une façon de leur insuffler du courage, en leur disant qu’elles sont capables de tout surmonter, pourvu qu’elles y mettent le prix.

Ces femmes ont souvent des rêves souvent perdus, des espoirs souvent brisés, déçus, des vies souvent malmenées, menacées, fragilisées, des familles souvent détruites, disloquées, séparées.

Mais toutes, elles garderont toujours l’espoir d’une vie meilleure.

Lalita Tademy rend hommage à l’énergie de ces femmes, qui force notre respect, à ce qu’elles ont dû surmonter comme épreuves pour rester en, vie, et vivre le plus humainement possible.

L’auteur veut attester oh combien, avec passion et fierté, elles se sont battues pour leur vie, en employant la ruse, la patience, leur corps, la manipulation, et toutes les ressources que l’on soupçonne, ou que l’on peut deviner, pour qu’on ne les oublie jamais.

En mettant des mots justes sur leurs travaux d’Hercule, sur leurs sacrifices accomplis, la romancière rend tout plus humain, car tendu vers la liberté.

De par leurs sacrifices, elles ont transformé leurs maîtres en esclaves, démontrant, encore une fois, la logique implacable de la fameuse Dialectique du Maître et de l’Esclave.

Ce qui explique que « la guerre officiellement terminée, les maîtres se retrouvaient sans esclaves et les esclaves sans maître ; la confusion était partout ».

Mais comme c’est une histoire de famille, qui laisse perler des rêves de Bonheur, laissons le dernier mot à Lalita Tademy, parlant de son ancêtre Emily « … J’enviais à cette aïeule sa capacité à regarder de haut les revers de l’existence et sa manière provocante de clamer son droit à la joie, deux choses que, pour ma part, je n’ai jamais réussi à faire ».

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste

Professeur d’université

Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)

Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)

Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 

Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).

Prix du mois de l’Histoire des Noirs à Laval au Québec en 2020 

Membre d’honneur de l’Alliance Contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).