Dérangé que je suis – Ali Zamir

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Dérangé que je suis, Ali Zamir

Editions Le Tripode, 2019

Ce roman aurait pu, plus prosaïquement, s’intituler : « Un Dérangé dérangeant à la vie bien rangée ».

Et si jamais sa lecture perturbe le lecteur, c’est peut-être parce que le personnage principal au surnom de « Dérangé », et qui dit de lui « … moi Dérangé, comme on m’appelait à mon insu », n’a pas de nom.

Mais si jamais aussi nous lisons ce roman, cette fable, ce conte dramatique à la Edgar Allan Poe, avec autant de délectation et de jubilation, c’est parce que c’est un mélange subtil de cruauté et de beauté, où la place de l’homme se superpose à celle du loup, en fait de la louve perverse.

En vérité, dans ce roman hallucinant et halluciné, le personnage porte bien son surnom de « Dérangé », dans la mesure où sa nature est fantasque, avec des comportements décalés, et des actes et des gestes surprenants.

Ainsi, il possède sept chemises et sept pantalons, tous troués, chacun portant l’inscription d’un jour de la semaine. Ce qui constitue un calendrier portatif. Symbolique d’une vie à ressasser ?

Mais ne sommes – nous pas là devant une tentative de maîtrise du temps, de cet homme qui se qualifie de fou : « … peut-être que j’ai un grain. Oui, une goutte de folie… », et qui comprend aussi le regard que jette la société sur lui : « dans ma chienne de vie, j’ai toujours dérangé ceux que dérangent les vies rangées. »

En vérité, dérangé se rend bien compte oh combien sa vie est bien rangée, et routinière.

Alors, pourquoi ce roman dans lequel il ne se passe presque rien de vraiment intéressant, intéresse-t-il autant le lecteur ?

Plongeons un moment dans l’histoire : aux Comores, sur l’Île d’Anjouan, entre son quartier et le port de Mutsamudu, déambule, telle une âme en peine, le personnage de Dérangé, un humble et insignifiant docker. Son quotidien, pas du tout enviable, consiste en une quête inlassable d’une pitance journalière, pour laquelle il est doté de son chariot rafistolé, et habillé de ses oripeaux et de ses vêtements rapiécés.

Puis un jour, un matin fatidique, sa vie bascule, avec la rencontre d’une femme si belle, si éblouissante, si magique « qu’elle ravage tout sur son passage ». Un cyclone dans sa pauvre vie.

Il sera alors engagé par le mari de cette femme, pour assurer le transport de toutes ses marchandises, à un prix d’or défiant toute concurrence.

La fortune lui sourit tellement, que pour remplir cette mission, il va être obligé de coopter un trio maléfique et improbable de dockers très étranges appelés les PIPIPI : Pirate, Pistolet et Pitié, dont les chariots ont le don de porter les noms de célébrités, telles des stars de l’athlétisme mondial comme Usain Bolt, Michael Johnson.

Le chariot de Dérangé lui-même sera Carl Lewis !

Quand il accepte l’engagement de celle que nous pouvons appeler une « malédiction », pour une course-défi insensée contre les PIPIPI, la vie de Dérangé bascule dans l’horreur de la noirceur et de la turpitude humaines… .

Tout le long de ce récit de 6 chapitres, aux titres mystérieux et insolites :

I – La Belle insiste

Ma Bête persiste

II – Casse-pieds

Mon Voisin

III – Le Pot aux Roses des PIPIPI

IV – Un Abîme de venin

V – Dans l’Antichambre de la Tombe

VI – Un Destin de Cœlacanthe,

L’auteur va narrer son propre cheminement, et les péripéties, agréables, comme tragiques, de sa vie.

Dès le début de son aventure périlleuse, dont nous ne savons encore rien, il nous installe dans la souffrance, la douleur intolérable : « cruelle douleur… oh ! méchante douleur. Pourtant, je ne suis qu’une plaie saignante offerte aux mouches… ».

Et lorsque, compatissant, nous nous posons des questions quant à sa situation de désespoir, le voilà qui nous parle de liberté, dans une définition originale et magistrale : « la liberté, c’est comme une femme avec les jambes d’une gazelle. On l’aime à mourir, mais on commet cette erreur de chercher à s’en emparer » ; puis il continue sur une philosophie du cri «  le cri est une arme de destruction massive. Non plutôt, une arme de protection massive ». Une écriture débridée, pour un esprit iconoclaste !

Par un jeu de questions, et l’utilisation du pronom personnel indéfini « on », Dérangé nous convoque au cœur de sa tragédie, de sa très fâcheuse posture de narrateur battu, ligoté, enfermé dans le conteneur d’un bateau en partance, et promu à une mort certaine ; une situation que nous ne connaîtrons en réalité, qu’à la fin de sa terrible histoire.

A l’entame de son récit, Dérangé nous narre sa vie difficile, misérable, dont on ne peut rien changer.

Pendant que nous cherchons à savoir ce qui lui arrive, Dérangé nous livre un récit tout cru, à la limite de l’épouvante, née d’une rencontre malencontreuse avec une femme belle, charmante, passionnée, méchante, remplie de désirs, de fantasmes et d’envies incontrôlables, très riche, avec l’idée saugrenue de séduire coûte que coûte Dérangé, et de se venger de son époux volage et absent.

Sa vie tranquille, presque insipide, va être bouleversée par cette relation démoniaque, où l’éthique, la morale, le sens de la liberté et des valeurs de Dérangé, ne pèseront pas lourd, dans la balance contre l’arrogance, le pouvoir, le rang social et l’autoritarisme.

On a l’impression que dans cette vie où « tout est chienlit », même quand le Destin semble pointer son nez, pour apporter de beaux rêves, il ne penchera jamais du côté de personnes qui portent le surnom de « Dérangé ».

En fait, le Bonheur n’est pas pour Dérangé, mais peut-être que la Folie aussi n’est pas là où on pense…

C’est alors que dans ce récit bizarre, incongru, déphasant, surgit la vitalité de la langue, au service de l’histoire tragi-comique, entre la farce et le drame, avec ses couleurs de drôlerie, et de divertissement.

Avec ses passages d’un genre à un autre, ce roman virevoltant, trépidant, sanguin, au rythme soutenu, ininterrompu, construit son propre travail de subversion, et de déconstruction de la langue française.

Sa structuration se fait avec une écriture bondissante, vivante, avec des dialogues très colorés, des réparties vives et pleines d’humour, servie par des personnages hauts en couleurs, à la limite surréalistes, mais auxquels on s’attache très vite, malgré des fois leur côté sombre.

De ces aventures rocambolesques, nées de la folie des hommes, hors du temps et de nos habitudes, transparaît une écriture originale, pleine d’inventivité et imagée, avec un usage délicieux et jouissif de mots rares, dans un vocabulaire peu courant.

Ce qui constitue ce que nous pouvons appeler « la langue d’Ali Zamir » qui crée, au-delà des scènes et des situations, un lexique qui nous transporte vers un ailleurs enchanteur : les prostituées deviennent des « hétaïres », les élégants « s’adonisent », les gens « Tabouisent », les lambeaux sont « cruentés », « Peut me chaut ». Dérangé ne craint pas le « vénéfice », et peut écrire très naturellement « l’odeur thalassique me solaciait »… .

En créant sa propre langue, dans une langue qui existe déjà, Ali Zamir, par cette mise en abyme, donne à son écriture l’audace d’aller vers la perfection, vers la pureté qui semble être la quête fondamentale de son personnage de Dérangé.

La Mort ne peut rien contre l’Idéal de Vertu, finalement seule noblesse d’âme, face à l’iniquité de forces obscures et destructrices.

Peut-être est-ce cela le charme et la poésie de ce roman !

Peut-être est-ce cela notre Bonheur de Lecture !

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).
Prix du mois de l’Histoire des Noirs à Laval au Québec en 2020 
Membre d’honneur de l’Alliance Contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).