Editions Hélice Hélas, 2019
« Le tronc d’arbre a beau séjourner dans l’eau, il flottera peut-être, mais jamais il ne deviendra caïman ».
Bendiman Solal connaissait-il cette pensée de l’écrivain traditionnaliste et oraliste, Amadou Hampathé Bâ ?
Peut-être qu’il serait moins choqué et traumatisé, quand, dans son enfance dorée en Suisse, il vit sur une affiche électorale, l’image de deux ruminants : « En effet, c’était d’un pâturage assimilé au drapeau rouge à croix blanche que le mouton blanc expulsait le mouton noir avec tant d’animalité. Au diable la langue de bois ! En clair, le premier ruminant boutait le second hors du sanctuaire national helvétique » !
Peut-être qu’il serait vacciné en sachant que : « la terre n’est pas un verger en fleurs où l’on vient folâtrer en attendant de mourir en paix » !
Mais comme dans la vie, rien n’est jamais entièrement blanc ou noir, pour nous rappeler à l’ordre quant au relativisme culturel, Nétonon Noël Ndjedkery, auteur du roman « Au petit bonheur la brousse » nous amène jusqu’au Tchad, pour nous encourager dans le sens des nuances.
En effet, arrivé à l’école de Takoral, Ben, le personnage principal trouve une classe pour l’accueillir, et « il tomba là-dedans comme un mouton gris dans un troupeau de moutons noirs ».
Alors, de quelle couleur de pelage s’agit-il, d’autant plus que dans la famille de son oncle Prosper, on fustigeait gentiment : « Ses manières décalées de Blanc grimé en Noir » ?
Le roman de Nétonon Noël, est un véritable récit picaresque, qui raconte les aventures de Bendiman Solal, devenu un Picaro à Takoral, un enfant Tchadien étant né et ayant grandi à Genève en Suisse, où, sous la férule de sa marraine Gigi, s’est nourri des mythes des Blancs Helvètes, tels les héroïques Guillaume Tell, arbalétrier célèbre, qui osait défier le Bailli, et la Mère Royaume, une figure emblématique de la résistance à l’attaque des Savoyards en 1602.
Sa vie va basculer dans l’horreur, quand ses parents, rappelés au Tchad, disparaissent mystérieusement à l’aéroport de Ndjaména pour raisons d’Etat, alors qu’il voyageait avec eux.
Dès lors, recueilli par la famille de son oncle Prosper, frère de son père, il ne cessera de mener une inlassable enquête, pour retrouver ses parents, coûte que coûte.
Mais comme le prénom de Bendiman signifie « Patrie d’emprunt », le romancier va nous promener entre la Suisse, pôle de l’enfance insouciante, heureuse, idéal de blancheur et d’ordre, et le Tchad, pays inconnu, en guerre civile, où affluent de manière massive des pétrodollars, et où le droit est inexistant ; un pays marqué par l’arbitraire d’une histoire post coloniale « mal apprivoisée ». D’où le doute et son questionnement personnel : « A quel pays être redevable ? »
C’est ainsi que ce roman va être écrit dans deux langues, à la croisée de l’histoire (des histoires ?) du héros malgré lui, que va devenir Ben : une langue pleine de saveurs et d’helvétismes, et une autre pleine d’épices pimentées, enrobée de l’oralité des dialis.
C’est ce qui explique, qu’avec un tel texte, nous sommes au carrefour d’idiomes, de langues et d’accents qui sonnent si différemment.
Dans sa quête pour la libération de ses parents, Ben va nous entraîner dans un va-et-vient naturel, entre des langages et des imaginaires différentiels, une chevauchée fantastique dans des cultures qui l’ont forgé, chacune à sa manière.
Mais la réponse à son mal être n’est-elle pas dans ce que sa mère lui a transmis un jour : « Les composantes africaines et européennes de sa personne se fondaient dans les vagues d’un seul fleuve-là même qui irriguait les veines » ?
C’est pourquoi nous pouvons nous poser la question : « la richesse de notre monde intérieur peut-elle tenir lieu de patrie ? » En somme, quelle est notre vraie patrie ?
Dans ce conte, qui est en même temps un récit initiatique, Ben va naviguer entre deux eaux : la Suisse où il est né et il a vécu :
– une enfance « marquée par les feux des célébrations du 1er Août, les lampions de la fête de l’Escalade et les illuminations à dominantes bleues et jaunes des réveillons de la Saint-Sylvestre. Dans le souvenir du petit, cette période baignée d’insouciance s’égrenait toujours sur fond de sommets alpins enneigés et d’azur aquatique ondulé. Cependant, elle empruntait tout son panache au Jet d’Eau qui, par beau temps, se dressait en un bouillonnant trait d’union entre le Léman et le ciel ».
Et de ce Jet d’Eau, l’auteur a fait l’ombre tutélaire de Ben.
– Un imaginaire : « Avec les années, il en est arrivé à considérer Guillaume Tell et la Mère Royaume comme un couple d’aïeux vaporeux qu’il n’avait certes pas connus, mais dont la hardiesse, l’abnégation et l’honnêteté le façonnaient plus sûrement que les sempiternelles réprimandes de ses géniteurs. L’un et l’autre avaient pris racine dans son imaginaire, et éclairaient ses pensées comme les lucioles les ténèbres ».
Puis, dans l’univers de ben, se profilent deux Afriques :
– celle, racontée, factice, superficielle : « cette Afrique que ressuscitait la verve de se parents ou la magie du petit comme du grand écran, il pouvait maintenant la rencontrer en chair et en os à travers certains de ses ambassadeurs… », donc une Afrique par médiation, pourtant ressentie dans son corps, et son for intérieur : « En fait cette Afrique dont il entendait la sève ruer dans ses artères, comme un ruisseau en crue, il ne la connaissait que de manière superficielle. Il n’en avait jamais foulé le sol, jamais inhalé la moiteur, jamais éprouvé ni le soleil ni la pluie ».
Et le voilà confronté à une rencontre brutale, avec ce continent inconnu, dont il ne connaissait ni les codes, ni les us et coutumes, mais dont : « il avait le sourd pressentiment d’être en bonne voie de conquérir cette part d’âme qui lui avait toujours manqué pour se sentir pleinement Africain ».
Après avoir quitté la Suisse, un pays où il s’est pétri de l’idéal de justice et de transparence, cette Helvétie paisible, fraîche, ordonnée, lisse, impeccable, il va tomber dans les bras rugueux d’un Tchad en sueur, chaotique, déchiqueté par la violence, la corruption, la cupidité, l’injustice et le mensonge, entre les rébellions, les trahisons, les policiers véreux, et le marché noir.
Cette « part d’âme » dont il parle, peut-être se trouve-telle aussi dans l’accueil à l’aéroport de Ndjaména : «L’Afrique l’étreignit avec une telle passion qu’avant d’atteindre le tarmac, il était déjà en nage. Il réalisa même que sa sueur avait touché le sol de ses ancêtres bien avant lui. Cette sensation d’entrer dans un sauna à ciel ouvert, donna le ton de la chaleur de l’accueil qui leur fut réservé… En échangeant rires et embrassades avec les gens à l’enthousiasme contagieux… ».
En réalité, à travers ce roman dense, alerte, savoureux, au ton enjoué, mais désespérément tragique, l’auteur veut tisser un lien improbable, porté par le personnage de Bendiman Solal, entre la verte et fleurie Genève, et la brousse turbulente, en friches, et aride de la province du Takoral.
Du coup, Bendiman est-il l’enfant suisse du Tchad, ou l’enfant tchadien de la Suisse ?
D’où l’intérêt de l’égal relativisme, entre l’idéal de blancheur helvétique, et l’image d’une Afrique mythique, agitée par les pétrodollars et la concussion .Des deux côtés, il existe des mirages et des réalités, des fantasmes et des faits.
Faisant sien le proverbe africain : « Autant dans la savane qu’ici, l’ombre du zèbre n’a pas de rayures », Ben connaît l‘importance de sa double culture, dont il expérimentera d’ailleurs les affres, en ne sachant plus à quelle patrie, à quel pays se vouer. Mais il savait aussi que cette situation avait un côté positif : « il épatait sa classe avec tout ce qu’il savait sur le Tchad, par ses parents, et sur la Suisse par sa marraine. Cet héritage double, servi par une faconde bien genevoise lui valait si ce n’est l’amitié, du moins la considération de tous ».
La double culture a aussi du bon.
« Au petit bonheur la brousse », qui aurait pu aussi s’intituler « Au grand malheur la brousse », est un roman d’apprentissage, où la quête initiatique est haletante, exaltante, et où Nétonon Noël Ndjedkery développe plusieurs sujets dont : les disparitions politiques, la double culture, la famille, l’amour, la probité, les mythologies et les imaginaires, l’amitié, l’insécurité…
Dans ce récit d’initiation où sa seule mission est de retrouver ses parents, envers et contre tout, Ben va acquérir une maturité précoce, qui va faire de lui un explorateur du monde en culotte courte.
De déception en désillusion, il perd toutes illusions : « Profondément imprégné de l’illusion que la justice était à l’œuvre partout, y compris au cœur de l’Afrique », toute innocence, tout idéal, tous ses rêves, ses espoirs, la candeur de l’enfance, la certitude d’une vie stable et sûre.
Mais dans cette perte, il détient une arme redoutable : l’humour le plus décapant, parce qu’étant celui du désespoir.
Parmi les éléments et les ficelles utilisés pour nous faire rire, dans une dérision jubilatoire, figure l’utilisation de certains noms et pseudonymes, en les détournant de leurs sens : l’oncle Prosper, qui n’a rien d’un prospère, le personnage de « Sans-Papier-Là », peint telle une vigie, tel le Gardien du Temple de l’opposition, de la démocratie, de la probité, de l’éthique. Celui qui rend service sans le monnayer, et qui, à lui seul, constitue tout un symbole. Et ce n’est pas pour rien qu’il officie à la Place de la Nation… un « Sans-Papier » qui opère au vu et su de tout le monde !
Puis il y a les personnages de Maman Bonheur, ancienne prostituée, gérante d’un lieu de perdition ; Bethsabée, Rébecca, des personnages bibliques ; Chikungunya (la maladie tropicale et caraïbe), le Colonel Mao Tse Tse (comme la mouche tse tse qui donne la maladie du sommeil ?), et le plus important : Didi Salman Dada alias l’Autre-Là, un monstre hybride entre un émir despote et Idi Amin Dada (le Président-Cannibale), le Chef d’Etat, celui qui fait et défait les destins, l’éternel potentat : « Didi Salman Dada alias l’Autre-là, pouvait dormir sur ses deux oreilles, tant qu’il continuerait à brader l’or noir tchadien à ses parrains occidentaux. Les satellites américains restaient ses meilleurs informateurs. Et les bombardiers européens, sa plus efficace force de frappe ». La dictature postcoloniale, dans toute sa soif de pérennité et de pouvoir absolu.
Cependant, pendant le moment où il était un maquisard-recruteur, Ben, dont Paulin Bulawayo disait « pour ma part, je n’ai rien à reprocher à ce pauvre petit bounty », incarnait aussi une puissance aux yeux de ses recrutés : « Durant tout le trajet du retour à Takoral, Marcus avait l’air halluciné de ces gens qui jurent avoir rencontré Jésus, Mahomet, Bouddha, ou Dieu seul sait quel autre envoyé du ciel. Il semblait marcher à côté de lui ».
Une révélation ! Ben a su s’adapter. L’enfant totalement démuni et isolé, a su se construire une vie dont le seul pilier est la volonté tenace de retrouver ses parents .Et avec la détermination, est arrivé le pouvoir.
Parce qu’il a compris, en parlant d’un éventuel retour en Suisse : « Mais tant de choses se sont passées. Je ne me sentirais plus chez moi là-bas ».
Ou alors a-t-il déjà oublié les paroles sentencieuses et offensantes du Colonel Mao Tse Tse, qui l’ont tant blessé : « Il a la tête pourrie de tous ces délires d’eunuques, qui visent à répandre partout plus de dialogue, de paix, de non-violence, de droits de l’homme, et toutes ces conneries-là : l’Esprit de Genève, la Croix-Rouge, la neutralité » ? Toute une diatribe anti-Démocratie…
Plusieurs facteurs ont contribué à faire de lui un autre homme :
– l’amour de la famille de son oncle Prosper
– l’amitié avec « l’imaginaire mythologique des enfants Tchadiens », l’ex guérilléro et chef maquisard Khalil Kilimandjaro, équivalent de Guillaume Tell : « Pour la plupart des élèves autochtones, le héros absolu, s’appelait Khalil Kilimandjaro. Cet homme-là avait réussi tout ce que la plupart des petits Tchadiens rêvaient d’accomplir dans leur vie ».
– le côté justicier qui lui a valu le pseudonyme de Mini Tell (le petit Guillaume Tell)
– l’amour qui a éclos entre sa cousine Lalibela et Khalil Kilimandjaro
– l’amitié naissante et déjà solide, et à l’épreuve de tout, avec Khalil Kilimandjaro. Tous les deux forment un tandem de choc, pour s’enrichir et devenir puissants.
En vérité, au-delà de sa disparition inquiétante et mystérieuse qui ronge sa famille, ses amis et sa marraine Gigi en Suisse, se pose le problème de l’Avenir de l’Afrique.
Le romancier s’interroge : « d’ailleurs est-il humainement possible de s’inventer un quel conque avenir dans un présent que fumées, cendres et poussières teignent en permanence de la pâleur d’un linceul ?… Tout le reste s’avère si extrême dans la douleur comme dans la joie que, sous peine d’y perdre la raison, il faut sans cesse le repeindre aux couleurs des mirages si courants avec l’avancée des déserts. Simple exigence de survie ».
Peut-être que l’avenir se trouve dans l’écriture, la poésie portée par une langue belle et imagée telle la Parole sage et digne des griots ; ce qui présage de la clarté de ce qui dans l’à-venir, ce qui est à venir, à advenir.
Comment ne pas espérer voir des lumières, s’effectuer des changements, et même, pourquoi pas, voir réapparaître Ben, quand l’écriture est capable d’enfanter ces mots d’une rare beauté : « Une noria de nuits au pelage léopard accoucha de dizaine de soleils qui, l’un après l’autre, pyrogravèrent le ciel de part en part sans y laisser le moindre sillon ».
Quelle sublime métaphore, quelle flamboyante image ! Et dire que l’anagramme du mot image, c’est magie !
Ce fameux, curieux et miraculeux mélange dont seule l’humanité a le subtil secret.
Dr Ndongo MBAYE
Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).
Prix du mois de l’Histoire des Noirs à Laval au Québec en 2020
Membre d’honneur de l’Alliance Contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).