Editions Présence Africaine éditions, 2019
On ne peut pas aborder ce roman, sans parler de la personnalité de sa génitrice Jo Güstin, dont on nous dit qu’elle est « écrivaine, humoriste, parolière et scénariste panafricaine. Le fil conducteur de ses créations se résume dans le triptyque « décolonisation, intersectionnalité, libération ». Empêcheuse de tourner en rond , elle aborde des sujets sensibles tout en faisant « rire, rêver, réfléchir ».
Ces caractéristiques sont celles d’une enfant de la Postcolonie, qui se pose des questions sur son Devenir, mais aussi celles de Sissi, personnage central, et alter ego de l’auteure.
Et en cela, la plume de l’écrivaine est une plume impitoyable, corrosive, acerbe, trempée dans le vitriol, qui « parle » dans un style caustique, succulent, pétillant.
Dans ce texte, entre le récit, l’essai libre, le pamphlet et le stand up, l’auteure ne s’épargne pas et ne s’oublie pas, à travers une introspection faite de saillies et de retours tordants, risibles, dans la vie de la narratrice.
Avant d’entamer le Journal de son personnage, Jo Güstin annonce la couleur : elle prône ses propres choix, avec comme arme l’humour.
C’est pourquoi, entre la devise de la République du Cameroun et celle de la République Française, elle préfère créer la sienne propre, qui est « Liberté, Equité, Paix », égratignant au passage « En tout cas, j’aime bien la personne qui a trouvé « Liberté, Egalité, Fraternité ».
Je trouve qu’elle a beaucoup d’humour ».
Et elle, une ironie mordante !
Dès lors, les dés sont jetés.
Le journal de Sissi B. Lama, du 18 septembre 2016, au 28 novembre 2016, va se présenter sous la forme d’une lettre d’adieux à la France, aboutissement et illustration d’un « Mal vivre » devenu insupportable.
« Ceci se veut un journal de bord en vue de la préparation de mon premier livre, mon cri d’adieu à la France, mon claquement de porte magistral, mon haut et fort « Sayonara, bitches » que j’intitulerai, non sans sourire. On est en France, ici. Pour l’écrire, j’irai à la rencontre de plusieurs Françaises non blanches et les interrogerai sur les rapports, douloureux ou forcés, qu’elles entretiennent avec l’institution « France ». J’espère qu’elles accepteront de se livrer à moi qui suis, au moins un peu comme elles ».
Au-delà de la voix de Sissi, impériale dans ses réflexions et sa liberté de ton, qui introduit, commente et interprète, cette lettre d’adieux à un univers impitoyable, honni, exécré, procède par différents registres : des correspondances épistolaires, des interviews/entretiens, des portraits, des citations rythmées et « rapées », des scènes familiales, sociales et culturelles, le rêve…
Si avant d’être Française, Sissi avoue « j’étais joviale », après sa naturalisation, elle affirme « Être française à plein temps quand on n’est pas blanche est une gageure exigeante : lundi il faut râler parce, quand même c’est lundi ; mardi il faut être la personnalité préférée des Français ; mercredi il faut se désolidariser de l’islam ; jeudi, il faut remporter un tournoi international ; vendredi il faut décrocher un Prix Nobel… car à la moindre déconvenue on se fait immanquablement rappeler d’où l’on vient ». Mission impossible !
Pourquoi avons-nous oublié qu’à l’impossible nul n’est tenu : « en préparant ma demande de naturalisation, je savais que je demandais l’impossible ». Voilà au moins une quête aboutie !
Mais cette France-là n’est pas non plus celle de la rapeuse Diam’s qui chante : « Non ma France à moi, n’est pas la leur qui fête le Beaujolais
Et qui prétend s’être fait baiser par l’arrivée des immigrés
Celle qui pue le racisme mais qui fait semblant d’être ouverte
Cette France hypocrite qui est peut-être sous ma fenêtre
Celle qui pense que la police a toujours bien fait son travail
Celle qui se gratte les couilles à table en regardant Laurent Gerra »
En vérité, Ah , Sissi… est un roman qui raconte un voyage bouleversant, au cœur de la vie quotidienne en France, avec plein de nouveautés, des coups de poing, des coup de vérité, des coups de gueule , entre rires et pleurs.
Tout cela dans un contexte de Débat sur l’Identité Nationale.
Et c’est en quoi ce livre nous bouscule, remet en cause nos idées reçues, et nous oblige à voir autrement des réalités et des cultures juxtaposées, et non partagées.
Ce livre est aussi celui d’un glossaire sous-jacent, sur des mots que Jo Güstin veut nous expliquer, et dont elle a voulu expliciter le sens, d’autant plus qu’ils constituent l’ossature de son texte, et les raisons de son écriture.
Ainsi, elle nous parle de Noire, racisée, racisme systémique, cisgenre, intersectionnel…
Nous saurons que cis, veut dire cisgenre, qui signifie une personne qui s’identifie au genre qui lui a été attribué à la naissance.
Ailleurs Sissi nous explique ses motivations : « Il fallait que j’écrive un livre sur les Françaises racisées, un livre qui raconterait mon parcours vers et dans la citoyenneté française, mais aussi ceux de plein d’autres personnes femmes ou assignées femmes comme moi ».
Et pour en rajouter sur la question de la couleur, elle précise : « je ne suis pas née Noire, j’ai été racisée. Parfois, on dit « ethnicisée », mais moi je dis « racisée ». Je ne suis pas là pour adoucir ton malaise, le mot « race », tu vas l’entendre parce que la race, je la subis… Personne « racisée », en revanche est une expression de non- blancs, créée par des non- blancs pour désigner toute personne que les blancs ont appelée « personne de couleur », toute personne qui subit le racisme systémique. Quand tu entends ces mots, tu ne penses plus à moi ; en tout cas, pas à moi seulement… Tu penses aux blancs, à une violence qui vient des blancs : car tu entends « les blancs m’ont racisée ».
La messe est dite, et bien dite. Elle annonce la couleur « Noire », dont la connotation est liée au milieu de vie .Ainsi « c’est en France que les blancs m’ont rangée dans la catégorie Noire, et fait découvrir ce qu’ils réservent aux personnes de cette case. Arriver en France et apprendre qu’on est Noire, ça peut être décevant, humiliant, déprimant. C’est réaliser qu’on a tiré les mauvaises cartes, et qu’il n’y aura pas de deuxième partie ».
Cependant, il ne faut jamais perdre de vue, que ce roman s’écrit surtout au féminin. Ce qui est un parti pris d’auteure.
Et il en sera ainsi du regard sur la religion : « Ma rancune, c’est qu’on a joué avec mes croyances
J’ai grandi. J’ai compris, je me suis rendue à l’évidence : la religion est une industrie d’hommes gérée par des hommes. Inculquée par des hommes, enseignée par des hommes », nous scande la rapeuse Lady Laistee, dans son morceau « Au nom de Dieu ».
L’ordre des hommes règne partout, pour ne laisser nulle place au libre arbitre féminin.
Dans sa recherche et son assumation de l’écriture inclusive, Sissi éclaire la notion d’« intersectionnalité » : « Dans le stand up intersectionnel, l’humoriste sait ce qu’est le racisme systémique, le sexisme systémique, les LGBTphobies, etc. Alors que dans le stand up français, l’humoriste glisse parfois des blagues racistes, sexistes, LGBTphobes, etc. Dans le stand up intersectionnel, l’humoriste utilise l’humour comme moyen de dénoncer ces violences systémiques. Alors que dans le stand up français… l’humoriste gagne de l’argent ».
Nous voilà édifiés, avec… humour !
Cet humour omniprésent qui compose l’un des terreaux où poussent les bons mots de l’auteure. Un humour grinçant qui défile sa laine de sérieux et de remise en question ; de réflexion et de questionnements. D’où le choix du métier d’humoriste : « je n’avais pas choisi le métier d’humoriste pour rien. Il faut reconnaître qu’on développe un certain sens de l’humour, quand on est Noire en France. Le rire est le propre de la femme racisée. On apprend à rire des situations dans lesquelles on aurait préféré ne jamais se trouver ».
Et pour nous montrer à quel point on peut rire de tout, elle assène « je ne pense pas non plus qu’on ne puisse pas faire rire en parlant de racisme. Heureusement qu’on le peut. L’humour sert aussi à aborder les sujets les plus graves, surtout quand l’humoriste est immédiatement concernée ».
L’humour, vu sous cet angle, devient une véritable thérapie.
Alors qu’elle n’oublie pas sa rage et son désir ardent d’aller vers d’autres cieux plus cléments, en tout cas de quitter la France, Sissi nous fait naviguer entre deux leitmotivs : « Alors tu te plais en France ? » (la brûlante et lancinante question mortelle), et « Vivement le Canada », nous donnant ainsi des éléments de réponses aux questions qu’on pourrait se poser, à propos de ses états d’âme.
Le Canada serait-il la Terre Promise ?
Attention, prudence, lui dit Oz : « Vraiment il faut arrêter avec la romancisation du Canada !… Non, le Canada, ce n’est pas la terre promise, ce n’est pas le pays des Bisounours… ».
Finalement Oz aura raison sur elle, car sa demande d’entrée tant attendue, sera refusée, entraînant dépression et désillusion ; mais comme à quelque chose malheur peut être bon, cette triste nouvelle appelle à un redimensionnement bénéfique, pour un redéploiement sur d’autres envies, d’autres désirs.
Même la terre natale, le Cameroun, qui aurait dû être la Terre d’Humanité, la Terre des Retrouvailles, devient une terre d’étrangéité et de désespoir : « qu’allais-je lui expliquer ?… que je n’étais nulle part chez moi, nulle part ? Qu’au pays des Camers, les babtous sont rois ? », alors que juste quelques jours avant, elle fantasmait sur un merveilleux retour de la fille prodigue : « plus que trois jours à tenir, trois jours à souffrir dans cette peau. Vivement que j’aille chez moi, là où je suis vue comme un être humain, là où j’ai enfin le privilège d’oublier que je suis Noire… Vivement que je me sauve, vivement le Cameroun ! ».
La fuite tant escomptée a avorté hélas !
C’est pourquoi, pour résoudre la question du vaste continent de l’Identité à aborder, il faut poser les préalables du « résider », du « partir », du « revenir ». En somme, il faut savoir dans quel espace habiter, et trouver son point d’ancrage, selon ses ambitions et ses valeurs.
C’est ce qui fait que, malgré ses nombreuses et terribles déceptions, Sissi fait son choix : « j’ai un besoin de définitif à assouvir. Je voudrais commencer à m’installer à l’endroit qui sera le dernier ex aequo. J’ai toujours su que cet endroit n’était pas la France. Ce n’était pas le Cameroun non plus, mais j’espère que ça le deviendra. Je continue de chercher mon bonheur partout, et je le trouverai au Canada, tout simplement, parce que c’est au Canada que j’ai choisi de le trouver. Ce nouveau départ n’est pas une fuite, mais bien un acte de résistance ».
Après avoir pris la ferme résolution de ne fermer sa gueule ni en France, ni au Canada, elle a appris qu’autant « il faut souffrir, pour être française », autant « il faut souffrir pour émigrer au Canada ».
Et devant le constat amer d’absence de perspectives : « le plus terrifiant dans tout cela, c’est que le futur n’existe pas. Je l’écris moi-même, et sans tricher », le dernier refuge sûr à habiter ne serait-il pas tout simplement l’écriture, dernière Terre de Promesses, d’Humanité et de Liberté ?
« Je pense que je vais arrêter d’écrire, un moment… mais en écrivant ces mots, j’ai l’impression de déclarer mon arrêt de mort : qu’adviendra-t-il de moi sans l’écriture, mon remède et ma maladie, ma quête quand tout, je fuis ? Oh, les grands maux ! Je vais du moins suspendre l’écriture de ce roman… ou en précipiter la fin, l’avenir me le dira. Quand j’y pense, je n’ai pas envie de prendre une pause sur l’écriture, j’ai envie de prendre une pause sur la vie : me suicider… mais pas pour toujours ! Un suicide temporaire… Une mort-provisoire… ».
Dans ces moments de trouble profond, de traumatisme, comment s’arracher le seul Souffle qui nous lie encore à la Vie ?
L’écriture devient l’essentiel, le fondamental, le socle des refondations, ce qui arrose pour faire germer un hypothétique futur. Alors on écrit comme un somnambule « Toute la nuit, j’ai écrit, noirci les pages de ce roman récemment entamé… Toute la journée du 17 novembre, j’ai écrit. Et j’ai écrit dans la nuit aussi. Je ne dormais plus, j’écrivais .Je ne mangeais plus, j’écrivais .Je devais écrire et surtout finir d’écrire, pour, ensuite, passer à autre chose… J’écrivais sans plus y penser, j’écrivais sans penser à rien… ».
Cette écriture frénétique, obsessionnelle comme une possession, ne serait-elle pas au diapason avec toutes les écritures rythmées qui tombent toujours à pic, des différents raps, ces rhapsodies racontant elles aussi l’histoire d’un impossible lieu à habiter, entre le « Entre toi et moi, on mérite mieux que ça » de Shay, et cette déclaration d’intention, dans le texte « Définition » de KT Gorique :
« Un jour, je serai celle que je veux
Peut-être que j’saurai plus écrire
Si ça arrive, je choisirai de mourir
Parce que, pour moi, le rap, c’est ça :
L’écriture avant le blaze
Le cœur avant les liasses
Une âme qui dicte des phrases
Si tu m’écoutes en ce moment, tu joues le rôle du psychologue
Prépare-toi, j’vais tout dévoiler et j’en suis qu’au prologue ».
Ah, Sissi, et si c’était ça le futur : il faut écrire pour vivre !
Assurément, un pétillant roman de Jo Güstin.
Dr Ndongo MBAYE
Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).
Prix du mois de l’Histoire des Noirs à Laval au Québec en 2020
Membre d’honneur de l’Alliance Contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).