Editions Dodo Vole, 2019
Bien que noir, ce roman commence par une note de gaîté, une chanson, en réalité le titre du premier paragraphe : « La Place du 13-Mai et moi et moi et moi », qui nous rappelle étrangement la célèbre chanson « Et moi et moi et moi », du chanteur Français Jacques Dutronc.
En effet, l’exergue, avec la citation de feu K. Sello Duiker, un romancier Sud-Africain de langue anglaise, mort jeune par suicide, annonce un livre sombre : « J’erre dans la ville sans but, comme un bagage oublié sur un tapis d’aéroport. Mon cœur est un livre ouvert ».
Mais comme en tout, rien n’est vraiment blanc ni vraiment noir, ce roman déroulera aussi son lot de personnages, avec leurs nuances essentielles et existentielles.
Et que nous dit l’auteur à propos de l’histoire ?
« Antananarivo. Je voulais parler d’une place sans laquelle ma ville n’aurait été qu’une agglomération irriguée de commerces sans réel échange, habitée par des femmes et des hommes qui ne cohabitent pas. La Place du 13-Mai m’a fait espérer plus encore : un sens à tout ça, un sentiment d’appartenance à l’avenir car des ancêtres communs ne suffisent pas pour vivre ensemble
Les Fouzas ont accaparé cette place. Ils ont établi une clôture autour. J’ai convoqué un trio pour la faire tomber. Un trio autour d’un enfant de rue qui devrait les aider à tout chambouler ».
Dès lors, ce roman serait-il celui de la quête de la Place du 13-Mai 1972 ? Est-il un roman pour donner du sens aux relations humaines ? Le roman du dessin, du portrait sans concession ni complaisance d’une ville ? Le roman d’un legs d’une Histoire à préserver et à transmettre ? Le récit d’une rédemption ? De quêtes d’identités plurielles, entre rêves et espoirs ? Un roman sur la gabegie, et le vol aux habitants du droit de choisir leur destin, du pouvoir de vivre décemment ? Peut-être tout cela à la fois !
Ce qui est sûr, c’est que le récit contient deux personnages riches et insolites : la Place du 13-Mai, qui, en vérité, est le personnage principal, et la rue ou le peuple réconciliés dans « le peuple de la rue », qui veut la conquérir pour la déshabiller de son nouveau nom honni de « Place de l’Amour ».
Dans cet étrange objet littéraire, mélange de familier et d’atypique, où le personnage principal est un espace géographique, le personnage-narrateur (un chauffeur de taxi), nous promène, à travers son regard-témoin, au cœur de l’Histoire, d’une Histoire en train de se construire.
C’est lui qui, à la première personne, et grâce à un jeu subtil de théâtre, entre jeux d’ombres chinoises, et manipulations de marionnettes, tire les ficelles de la narration. Il campe les personnages, distribue et commente les rôles, utilisant avec finesse, humour, dérision, sens du détail, digressions…
Tout cela donne au livre une densité, avec une belle et solide construction des personnages.
Dans un style tendre, émouvant, bouleversant, engagé, lucide, chargé d’amour et d’affection, le personnage-narrateur nous plonge au cœur de l’action, avec ses différents protagonistes, tout en donnant une véritable épaisseur aux habitants d’Antananarivo.
« Tout débute par une violence inouïe concrétisée par un enfant des rues qui se fait tabasser par les forces de l’ordre, à coups de matraques, parce que tout simplement, ce gamin a tenté d’arracher la grille le séparant de la place historique du 13-Mai, devenue « Place de l’Amour », où sont érigées de belles fontaines : « La Place du 13-Mai, de symbole de la rue, redevenait un modèle bien compris de prise de pouvoir par la rue. Car, il faut le dire il n’y a pas d’autre moyen, le pouvoir une fois conquis est verrouillé institutionnellement ; les élections, c’est connu, se gagnent en les organisant ».
Et comme toute l’histoire est reliée à la terre de Madagascar, et à l’histoire politique de l’Île, le personnage-narrateur nous montre, au-delà d’une ville dont on parcourt les collines, les escaliers, les quartiers dans lesquels on déambule, la symbolique d’une place-poumon indispensable et omniprésente, portée par l’autre personnage qu’est le peuple de la rue.
C’est pourquoi ce dernier fait corps avec la Place du 13-Mai, qu’il a, par ses luttes, créée, et qu’il tente, au prix de son sang, de reconquérir.
D’où l’indignation du narrateur-taximan, devant le spectacle qui s’offre à ses yeux, d’amoureux passionné de cette ville : « J’en reviens pas. Ils ont fait disparaître la place. Derrière des grilles et sous du marbre. Une fontaine et des jets d’eau. J’en oublie les salutations et autres préliminaires… Je bondis de mon siège et sors de mon taxi. Antananarivo, la ville-des-milles s’est éveillée à elle-même ici. Cette place semble imposer une retenue au pouvoir, une peur latente du feu qui, à tout moment peut le consumer ; il semble que jamais ne s’éteindront les braises sous cette terre rouge .Nous sommes poussières ; armée de fer et d’eau, nous sommes cette terre ».
Et pour que nul n’en ignore, il nous dit à quel point est fusionnelle la relation ombilicale avec cette terre rouge : « Je disais, Place du 13-Mai, c’est une liberté. Puis je me rends compte qu’on ne raconte pas juste à notre façon la vie commune. Quand je parle des gens, c’est moi ces gens. Quand je parle de notre terre, c’est moi cette terre. Je suis cette putain de terre rouge ».
Une symbiose parfaite que recherche le narrateur : il décrit les traditions culturelles qui soudent les personnages, tels le jeu du Famorona, et la Fête du Famadihana, autant d’occasions de liesse populaire, d’osmose, de raisons de s’unir et d’être ensemble, de constituer une force libératrice.
Et si les personnages parlent de leur quotidien, c’est parce qu’ils détiennent le pouvoir d’exister par eux-mêmes. Ce qu’a tellement bien compris le narrateur, qu’il s’efface souvent pour les laisser vivre, penser et parler : « Puis il y a mon trio. Des anti-héros ; ou peut-être devrais-je dire des anti-auteurs. Les personnages, on a beau les déterminer, ils n’obéissent pas. Une porte dans l’imaginaire, et certains s’inventent carrément une vie. Ils se trouvent d’autres chats à fouetter ».
Nous voilà en face de personnages rebelles, qui échappent à l’imaginaire de l’auteur, qu’ils déconstruisent, et s’échappent, pour vivre leurs propres aventures ; une belle mise en abyme, au cœur de la fiction, et du romanesque.
Mais qui sont ces personnages qui posent tant de soucis à l’auteur ?
Comment mieux nous les présenter, que par leur relation à la mythique place du 13-Mai ?
« Un trio surgit sur l’esplanade. Feront-ils tomber la clôture des jets d’eau devant l’Hôtel de Ville ? Tout d’abord, Nivo Espérance, un personnage solaire né place du 13-Mai qui porterait l’étendard et poserait la question de mon amie Nivoelisoa. En maraude dans l’aube de la ville elle se demande « pourquoi nous ne nous aimons pas un peu mieux que cela ? ».Nivo veut bouleverser les choses et les hommes. Sortir de l’état de nature lui est une obsession. « On va le fait parce qu’on veut le faire »… Nivo Espérance est ma Place du 13-Mai (elle s’appelle en vrai Rakanirivo Ramanantenasoa que je traduis pour vous en Nivo Espérance).
Il y a Justin Rabédas, l’anti-Nivo : « c’est le bonimenteur de la Place de l’Amour, directeur de communication de l’Hôtel de ville et porte-parole du maire P.D.S….Nivo l’émeut. Nivo est ce qu’il ne peut pas être… ».
C’est lui qui « avait eu l’idée lumineuse des jets d’eau et du nouveau nom de la place… ». Il fait partie des fameux Fouzas, ces sbires et affidés du pouvoir, ces crabes qui ne sont même pas comestibles, tellement ils sont malfaisants.
Cependant, il se pose des questions sur son humanité, même s’il connaît peu ou pas du tout le peuple de la rue, qu’il aura la désagréable et pénible expérience de connaître, dans ce cloaque de la prison d’Antaminora, où il vivra un calvaire, et un véritable cauchemar : « Vous êtes à Antaminora ; la famille, les amis, et même Dieu, il faut dire qu’ils vous ont oublié, sinon vous ne seriez pas là ! ».
Mais ce terrible enfermement sera le lieu de son redimensionnement .Et comme dans la vie, les choses ne sont jamais blanches ou noires, l’écrivain, ainsi, nous le rend presque sympathique.
Il y a aussi Liva : « Liva Andriamahery, chef du service de sécurité de l’Hôtel de ville, pas vraiment véreux, mais débrouillard. Il vit seul et s’accommode de sa vie. Il ne supporte pas les postures grandiloquentes des bourgeois d’Antananarivo comme Rabédas, entre sentiment de supériorité et impuissance ». Un anti-Rabédas.
Peut-être que son amour et sa pratique des arts martiaux et du Kung Fu y sont pour quelque chose !
Et puis, il y a le personnage de « Héry, le zanababoaka, l’enfant du peuple », le Gavroche de la Place du 13-Mai, du haut de ses onze ans. Il est « chanté par beaucoup de poètes et qui n’a qu’un prénom… ce que je sais de lui, c’est qu’il n’en a rien à faire des kabary et qu’il déteste les clôtures ».
Il sait déjà qu’il est porteur d’un destin singulier. Son prénom, qui est celui d’un Président, signifie « force », et plus tard, il veut devenir Président à son tour, et ainsi révolutionner la pratique politique.
A sa rencontre avec Nivo, celle-ci lui dira : « Eh bien, tu t’appelles Force, c’est que tu m’as dit, tu as besoin de t’en refaire des forces, si tu veux faire tomber les grilles devant l’hôtel de ville ! ».
Et à cette même « Madame Nivo » qui lui posera des questions sur ses ambitions, Héry répondra : « Je serais Président un jour et je changerais le monde… Je ferai tomber les grilles autour des jets d’eau et tout le monde aura l’eau courante.
– Bravo ! le félicite Nivo en le prenant dans ses bras. Tu peux changer le monde et ne crois pas ceux qui te disent le contraire ».
Cette boulimie de changement, la conquête de la liberté, l’assumation de la responsabilité, Nivo Espérance, un des deux personnages marginaux, avec Héry, en connaît un sacré rayon !
Nivo est une personne-double, travestie, à la recherche d’un corps et d’une âme plus ajustés, plus harmonieux, qui l’installent enfin dans une identité assumée, reconnue, et portée fièrement : « Les mêmes traits androgynes, mais deux personnes différentes. La nuit et le jour. Travestie, Nivo se faisait appeler Fred… En plein jour, Fred apparaissait encore plus féminin.e encore que sous le travestissement de la nuit ».
Dans le questionnement des personnages sur eux-mêmes, et sur la quête de leur identité, Nivo est le plus emblématique. Dans son désir profond de changer de sexe, Nivo, sarimbary (= « comme une femme ») peut tuer Fred, pour ne faire plus exister que Nivo, assumant ainsi la responsabilité de ce qu’elle a choisi d’être, de sa nouvelle identité.
C’est d’ailleurs cette lucidité qui lui permet suffisamment de décrypter les ambigüités de la plupart des êtres humains qui l’entourent.
Sa liberté, elle l’a conquise de haute lutte : « …dorénavant tout l’immeuble ne doute plus de l’état qu’elle revendique vehiravy tena izy. « Une femme une vraie… Comme tout ce qu’elle a dans sa vie, ses études, son travail, son indépendance, elle l’a eu à l’arrache ».
Et il n’est pas question de laisser quelqu’un lui confisquer ses victoires : « La révolte le disputait à l’amour dans ses yeux. Je ne vais demander l’autorisation de personne pour exister. Je fais ma vie. Je ne devrais pas me justifier mais pour une fois je vais le faire… Je veux être différente, parce que je voulais être moi-même, parce que j’étais différente. J’ai rêvé longtemps d’un endroit où on me laisserait tranquille. Très lentement j’ai saisi que cet endroit, il fallait que je le construise. Sous le regard des autres. C’est leur regard qui doit changer, pas moi. Je me suis faite comme je veux… Je me suis construit la vie que je voulais, je ne laisserai personne y toucher… Je suis mon propre temple. Je déchire le voile quand je veux », clame-t-elle, véhémente, devant un Liva et un Héry médusés de découvrir, qui elle est en réalité !
Ce plaidoyer touchant, émouvant, vrai, est de la dimension des rêves, des espoirs et de l’amour qui règnent dans ce roman.
Héry porte en lui des fragrances de son jardin secret de l’enfance ; il symbolise l’espérance qui prend les traits d’un enfant qui s’ébat dans la fontaine du 13-Mai. Son rêve révèle toute une poésie de l’innocence : « Quand je rêve, je vois la pluie sous le soleil. Je cours et les gouttes d’eau me chatouillent partout sur le corps. Parfois, je vole sur les gouttelettes, dans la lumière comme un oiseau dans le ciel ».
Quel rêve plus beau ?
Lorsque le narrateur longe la clôture, c’est parce qu’il « cherche les rêves qui animaient cette place », et parce qu’il veut voir « tresser les espoirs, les rires et les vies contre l’oubli, contre l’ignorance la falsification ».
Il accorde à la Place du 13-Mai, toute l’attention qu’elle mérite. Lieu d’union sacrée contre le pouvoir, elle doit garder toute sa force symbolique de gardienne d’une histoire présente et future ; parce que c’est là où le peuple de la rue scelle l’unité contre le pouvoir.
L’amour, la rédemption et la poésie, donnent une lumière certaine à ce texte. Ils augurent de l’espoir, dont Héry est le héraut.
L’amour est là, sous sa forme « love », habitée par une autre langue : « Love is danger, love is pleasure. Love is pure, the only treasure… », chante le groupe Frankie goes to Hollywood.
Holly Johnson lui, déclame : “Love is the light scaring darkness away . Make love your goal”. Tandis que les Queen chantent “Love of my life”.
Finalement, dans l’obscurité de certains personnages, la rédemption est possible.
En convoquant des personnages de toutes catégories sociales, l’auteur veut garder une dimension humaine et sociale, qui n’exclut pas le changement.
Nous sommes passibles d’erreurs, comme nous sommes capables de nous repentir.
Dans leurs interactions, les personnages s’influent mutuellement.
Justin Rabédas l’a pensé : « Il voulait aussi devenir meilleur moralement ». Dans la prison, et après, il triera dans sa vie, pour en tirer des interrogations sur l’essentiel et le superflu, notamment grâce au jeu du véla. Il trouvera un Maître d’initiation en Ramané, qui lui apprendra le sens profond et ésotérique du véla, et son secret ultime : « Vela est le mot racine du verbe laisser ou abandonner. C’est ce qu’on a tendance à retenir. On laisse faire pour mieux jouer. Mais c’est aussi le mot racine de pardon. Il ne faut pas oublier le vrai sens du véla, c’est la rédemption ».
Est-ce pour cela que Justin Rabédas a tenu à finir son jeu, alors même qu’il venait d’être libéré après tant d’angoisses ? Sa rédemption serait-elle au bout de son itinéraire, de ses épreuves ?
« J’ai une bonne nouvelle aussi pour les fouza : la rédemption est possible. Les fouza, on n’est pas obligé de les rejoindre. On ne peut pas le devenir si on ne le veut pas. L’accès est même rude. Un panier de crabes. On peut aussi s’en extirper…Enlever doucement la carapace sans la briser. Les échardes peuvent être mortelles. Mais la contrition rend l’homme à la vie .C’est de la pure joie, devenir humain. Comme se laver à l’eau de source quand on se sent sale. De l’eau froide limpide et du gros savon ».
Et comme la vie a besoin de rires, de dérision, d’humour, le romancier nous fait nous mouvoir dans le labyrinthe d’un métalangage fait d’initiales, pour nous signifier encore plus la bêtise des hommes de pouvoir, et le ridicule de leurs oripeaux ; ces puissants imbéciles, insensibles aux souffrances, tournés vers leur égo, et préoccupés par les ors de leurs palais !
A l’image du maire, P.D.S, Président de la Délégation Spéciale, que Héry se plait à appeler « Pue-du-Slip », avec une irrévérence malicieuse et jubilatoire.
La poésie parcourt le roman, à travers l’écriture : « Héry se réveille comme on s’éveille à la vie », et le lyrisme narratif : « Du côté de la Place du 13-Mai, les dalles disjointes laissent apparaître la terre rouge. Nous sommes cette putain de belle terre rouge, nous sommes les graines de mauvaises herbes qui vont devenir des arbres. Si je suis cette putain de belle terre rouge, je suis le feu le rêve d’une cité d’hommes libres. Suis-je ? Sommes-nous ? ».
Une poésie ensoleillée qui aboutit à des interrogations sur la vie, sur notre identité, sur notre capacité de et notre possibilité d’exister, d’être.
Parce que l’auteur aime la ville d’Antananarivo avec une folle passion, il fait germer cette puissante osmose, cette fusion remarquable des personnages avec la terre rouge maternelle.
Parce qu’il veut que la poésie surgisse de partout, de là où on ne l’attend point : « Le soleil se penchait vers l’Ouest fait une apparition sous les nuages et projette ses rayons d’or, Antananarivo brille. Ses rizières dévastées semblent coulées dans du bronze. Héry couvert de poussière depuis le début de l’après-midi a des reflets brillants jusque dans ses cheveux. La lumière apaiserait les désarrois s’il en restait dans les cœurs en cette fin de journée de fête ».
Et pour couronner poétiquement le tout, quoi de mieux que de convoquer et de célébrer l’un des plus grands poètes Malgaches, Jean-Joseph Rabearivelo : « Les pâtres sont là-bas, ils escaladent le ciel ».
Et si nous suivions les constellations, et les pâtres !
Dr Ndongo MBAYE
Poète-écrivain, sociologue et journaliste
Professeur d’université
Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)
Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : « des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)
Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec
Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).
Prix du mois de l’Histoire des Noirs à Laval au Québec en 2020
Membre d’honneur de l’Alliance Contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).