Reste avec moi – Ayobami Adebayo

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Editions Charleston, 2019

Dans ce roman, le chiffre fatidique est 4, comme ces quatre années d’un couple marié, vécues sans la naissance d’un bébé, tant attendue par les familles et la tradition.

Mais qui incriminer dans une telle situation, sinon l’épouse «stĂ©rile Â», surtout quand le mari est l’aĂ®nĂ© d’une fratrie, qui se doit d’assure la descendance ?

Le récit a pour toile de fond, les bouleversements, coup d’état et autres cas d’insécurité, dans le Nigéria des années 80, un pays traversé par les violences, et les démons des troubles politiques, qui sont le lit d’une réelle instabilité.

L’auteure nous raconte l’histoire d’une femme, dont le portait laisse apparaître une quête de maternité, mais surtout un choix intense de liberté, envers et contre tous et tout.

Sur une vingtaine d’années environ, de 1985 à 2008, les deux personnages de Yéjide et de Akin, vont passer d’une merveilleuse histoire d’amour, bâtie sur un coup de foudre depuis l’université d’Ifé, et leur mariage, à un affreux et terrible coup du sort, né de leur impossibilité d’avoir un enfant.

MĂŞme si tout s’est enchaĂ®nĂ© comme dans un rĂŞve magique, l’amour, hĂ©las, ne suffit pas, face Ă  la pesanteur des traditions aveugles : un fils aĂ®nĂ© doit offrir un hĂ©ritier Ă  ses parents, coĂ»te que coĂ»te. Et la seule coupable ne peut ĂŞtre que la femme, donc YĂ©jide.

Alors, pour cette dernière, mise Ă  l’index, c’est le dĂ©but d’un long chemin, oĂą, convaincue de sa propre culpabilitĂ©, elle consulte tous les spĂ©cialistes, mĂ©decins, sorciers, faux prophètes, avale toutes sortes de potions Ă©tranges et « miraculeuses Â», prend tous les mĂ©dicaments, dans une longue et douloureuse quĂŞte de maternitĂ©, qui exigera d’elle des sacrifices inimaginables.

Car, la seule manière de sauver son mariage, c’est d’avoir un enfant.

Les deux familles, rĂ©unies, le lui font savoir d’une manière brutale, en lui emmenant Ă  domicile, la deuxième femme d’Akin, qu’elles ont choisie pour lui, sa co Ă©pouse Funmilayo : «  Eh bien, première femme d’Akin, voici la nouvelle Ă©pouse de ton mari. C’est un enfant qui appelle un autre enfant Ă  venir au monde. Qui sait, le Roi du ciel rĂ©pondra peut-ĂŞtre Ă  tes prières, grâce Ă  elle. Une fois qu’elle tombera enceinte et aura une progĂ©niture, nous sommes persuadĂ©s que tu en auras une aussi… Â».

De plus, cette intrusion sans mĂ©nagement dans sa vie privĂ©e, est justifiĂ©e !

C’est dans cette alternance, de deux Ă©poques et deux voix, que se dĂ©roule cette dualitĂ©-confrontation maternitĂ©-Ă©pouse, qui va mettre YĂ©jide dans une position bancale et ambiguĂ«, attirĂ©e par la vision de Moomi, qui dĂ©fend ardemment la nĂ©cessitĂ© de la souffrance dans la maternitĂ© : « Moomi m’avait expliquĂ© qu’avant d’implorer Dieu pour qu’il me donne un enfant, je devais d’abord Lui demander la grâce d’être capable de souffrir pour cet enfant. Selon elle, je n’étais pas encore prĂŞte pour ĂŞtre mère si je perdais connaissance après trois jours de jeĂ»ne Â».

Or, YĂ©jide se demandait si elle Ă©tait prĂŞte pour souffrir, mĂŞme si elle souhaitait enfanter : « J’étais dĂ©chirĂ©e. Je voulais cette chose que je n’avais jamais eue. Je voulais ĂŞtre mère, je voulais que mes yeux brillent d’une joie et d’une sagesse secrète, comme ceux de Moomi. Pourtant, j’étais terrifiĂ©e par cette souffrance dont elle parlait Â». D’oĂą ce sentiment mitigĂ©.

Mais a-t-elle le choix devant Funmi, sa rivale, qui doit devenir en mĂŞme temps, sa sĹ“ur, son amie, et sa fille ?

Dans un langage imagĂ©, oĂą tous les mots ont un sens cachĂ©, YĂ©jide sait qu’aux yeux de la sociĂ©tĂ©, ce sera le mot « insuffisance Â», qui, dorĂ©navant, la qualifiera le mieux : « Je frĂ©mis en attendant Iya Martha me prĂ©senter comme l’iyale de Funmi. Le mot grĂ©silla dans mes oreilles. Iyale « première Ă©pouse Â». C’était un verdict qui me dĂ©finissait comme une femme insuffisante pour mon mari Â».

Dans ce roman plein de verve et de couleurs, à l’écriture riche et épanouie, la romancière décline, au-delà des problèmes inhérents à chaque couple, la difficulté d’être une femme, dans une société africaine, très patriarcale, et où la polygamie pèse de tout son poids. Elle nous déclame le chant de la non maternité malheureuse, traumatisante, et pleine de culpabilité.

Ce livre couvre les champs de la famille, de l’amour, de la place de la femme, de l’instabilité des régimes totalitaires, et des dictatures militaires, du droit d’aînesse, de la perte et des renoncements des individus, de l’opposition entre la culture traditionnelle et la culture occidentale.

Et dans cette histoire de la maternitĂ©, s’affrontent les deux figures de la mère, et de l’épouse : « ĂŠtre une bonne mère n’est pas facile… une femme peut ĂŞtre une mauvaise Ă©pouse, mais elle n’a pas le droit d’être une mauvaise mère Â», dira Moomi, la mère d’Akin, sentencieuse. La mère prime sur l’épouse, dixit la sociĂ©tĂ© !

Cette intrigue sombre et émouvante, qui plante le décor et le contexte du Nigéria en crise, des années 80, dessine une société imprégnée de traditions et de superstitions, dont l’omniprésence de la grande famille, au sens large, intrusive, et complexe. La femme y est méprisée, condamnée et rejetée, surtout quand elle est accusée de stérilité.

Ici, les questionnements tournent autour, de l’amour, de la maternité, du deuil, de la maladie mentale, de l’impuissance masculine, et de la résilience.

Le dĂ©sir obsessionnel d’enfant, jusqu’à l’hystĂ©rie, n’empĂŞche pas YĂ©jide, d’avoir une intĂ©rioritĂ© singulière Ă  prĂ©server : « Ce qui est important est en moi en sĂ©curitĂ© au fond de mon cĹ“ur, comme dans une tombe, dans un lieu Ă©ternel. Ma malle au trĂ©sor aux allures de cercueil Â». Un sombre sentiment, mais indĂ©lĂ©bile dans sa profondeur.

YĂ©jide aura finalement des enfants : Olamide, Sesan Ige, Rotimi, mais au prix de quelles souffrances !

Ce livre, déchirant, bouleversant, va nous amener jusqu’aux frontières de l’indicible, de l’insoutenable, avec les personnages. Tous les deux, après introspection, vont se retrouver face à eux-mêmes.

YĂ©jide dira, après avoir fait l’amour avec Dotun, son beau-frère : Â« Je restais lĂ  jusqu’à l’aube, nue, Ă©coutant les ronflements de mon fils, mĂ©prisant la femme que j’étais devenue Â», lĂ  oĂą Akin constatera : « Rotimi me sauva du dĂ©goĂ»t de moi-mĂŞme et m’aide Ă  retrouver le chemin de l’espoir Â».

La rédemption des parents, vient de l’innocence des enfants, qui leur donnent une mauvaise conscience salvatrice.

Pourtant, en rĂ©alitĂ©, cette situation si destructrice pour YĂ©jide, est un marchĂ© de dupes, nĂ© de la complicitĂ© des deux frères, Akin et Dotun, de leur Pacte sacrĂ©, scellĂ© dans le sang de leur fraternitĂ©, en fait de la conspiration ourdie, pour cacher l’impuissance de l’époux, vĂ©ritable cause de la « stĂ©rilitĂ© Â» de YĂ©jide. Le vĂ©ritable Deus ex machina, qui tire les ficelles dans l’ombre, et dans le plus grand des silences et secrets, est Akin, qui se cache derrière sa honte, et son dĂ©shonneur d’homme au sexe flasque et mou.

Pourtant, YĂ©jide avait trouvĂ© la paix, quant Ă  la situation polygamique : Â« J’étais prĂŞte Ă  partager. Un homme n’est pas quelque chose qu’on peut garder pour soi ; un homme peut avoir plusieurs Ă©pouses, mais un enfant ne peut avoir qu’une seule mère. Une seule Â». Donc, elle en avait dĂ©jĂ  fait son partie, et son deuil.

Seulement, elle se sent flouée, parce que manipulée, chosifiée, objet de petits et viles marchandages familiaux entre frères.

Elle avait mĂŞme compris et entĂ©rinĂ© les terribles paroles de Moomi : « Ce sont les femmes qui fabriquent les enfants et si tu n’y arrives pas, c’est que tu es un homme. On ne devrait pas te considĂ©rer comme une femme Â», en ravalant sa honte et son humiliation.

Mais là, elle s’est sentie trahie, dans une manipulation qui, à aucun moment, n’a fait cas de sa dignité et de sa liberté de femme, d’être humain tout simplement.

Pourtant, elle est convaincue qu’il y’a un mystère dans l’amour, qui dĂ©passe jusqu’aux amoureux : « YĂ©jide, l’amour, c’est se mettre Ă  rude Ă©preuve… Je ne compris jamais vraiment le sens de cet adage… Â», pense-t-elle, dubitative, de la pensĂ©e de son père.

Mais en vĂ©ritĂ©, en quoi cette vision est-elle si diffĂ©rente de celle d’Akin, qui raconte son coup de foudre, et les forces et les faiblesses de l’amour, dans toute sa complexitĂ© ? « Je suis tombĂ© amoureux de YĂ©jide dès le premier instant. Aucun doute lĂ -dessus non plus. Mais mĂŞme l’amour est impuissant face Ă  certaines choses. Avant de me marier, je croyais que l’amour Ă©tait capable de dĂ©placer des montagnes. Je ne tardais pas Ă  comprendre qu’il ne pouvait pas supporter le poids de quatre annĂ©es sans enfant. Si le fardeau est trop lourd et demeure trop longtemps, mĂŞme l’amour plie, se fend, manque de se briser et parfois se brise. Mais ce n’est pas parce qu’il est en mille morceaux Ă  vos pieds, que ce n’est plus de l’amour Â». Donc, nous pouvons espĂ©rer pour la pĂ©rennitĂ© de leur relation amoureuse.

D’où l’espoir que suscitent leurs retrouvailles, d’autant plus qu’elles se sont passées autour du miracle de la présence de Rotimi, que sa mère Yéjide croyait morte et enterrée.

De la destruction du couple, et des rancĹ“urs, doit naĂ®tre la rĂ©demption, autour de deux choses : le fait de s’entendre nommer, après le rĂŞve de nommer sa mère, « Moomi ; puis le rĂŞve de partir ailleurs, pour recommencer une nouvelle vie, dans un lieu portĂ© par l’à-venir. Deux rĂŞves accomplis !

Alors, YĂ©jide nous exprime son bonheur : Â« Je comprends comment un mot, que les autres utilisent tous les jours, peut devenir quelque chose que l’on murmure dans le noir, pour apaiser une blessure qui ne guĂ©rit pas. Je me rappelle avoir pensĂ© que je ne l’entendrais jamais sans m’effondrer un peu, je me rappelle m’être demandĂ© si j’aurais un jour l’occasion de le prononcer tout haut. C’est pourquoi entendre ce simple mot est un cadeau pour moi, la promesse d’un nouveau dĂ©part en ce monde… Tout au fond de mon ĂŞtre, quelque chose se dĂ©ploie, la joie m’envahit, une sensation que je ne connais pas encore mais qui s’impose Ă  moi, et je sais que ça aussi, c’est un dĂ©but, la promesse de merveilles Ă  venir Â».

Et pourquoi pas, pour couronner le tout, accomplir son vieux rĂŞve ? « Je grimpai dans un bus Ă  destination de Jos. Jos, parce que j’avais entendu dire que c’était la plus belle ville du NigĂ©ria et que j’avais toujours rĂŞvĂ© d’y aller Â».

Oui ! Le geste simple de monter dans un bus en partance, pour s’éloigner des vicissitudes de la vie, comme un certain personnage, Ă  la fin du roman « NĂ© un mardi Â», de l’écrivain NigĂ©rian Elnathan John !

Le voyage serait-il la dernière promesse d’espoir de l’humanitĂ© ?

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste

Professeur d’université

Directeur de la Collection PoĂ©sie « Paroles arc en ciel Â», des Ă©ditions Lettres de Renaissances (Paris et SĂ©nĂ©gal)

Membre d’Honneur du CĂ©nacle EuropĂ©en Francophone, Fondateur des Prix LĂ©opold SĂ©dar Senghor : «  des Arts et des Lettres Â», et « de PoĂ©sie Â» (France)

Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs Ă  Laval, au QuĂ©bec 

Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).