Les Confessions de Frannie Langton – Sara Collins

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Sara Collins - Les Confessions de Frannie Langton
Les Confessions de Frannie Langton – Roman de Sara Collins aux éditions Belfond, 2019. Traduit de l’anglais par Charles Recoursé.

En tant qu’avocate avertie, Sara Collins connait l’importance de la documentation, aussi bien historique que scientifique. C’est pourquoi, dans sa note d’auteure, elle nous donne ses sources d’inspiration : « Francis Barber est un jeune garçon jamaïcain amené à Londres au XVIIIème s, et mis au service de Samuel Johnson ; Johnson écrivit qu’il lui avait été « donné par un ami ». L’idée de « cadeau » humain, dans une Angleterre où tous les hommes étaient théoriquement libres, a été la première pierre de ce roman.

L’histoire de barber est racontée par Michael Bundock, dans The Fortunes of Francis Barber ».

Dès lors, est campée l’histoire ce roman noir, gothique, saisissant, qui va nous plonger dans un espace-temps, entre la Jamaïque et le Londres du XIX ème siècle.

Avec ses personnages charismatiques, dont le principal, Frannie Langton, sommes-nous en face d’une plainte-mémoire, d’une mémoire qui porte plainte en réactivant ses souvenirs, entre bonheurs et malheurs, doutes et certitudes, ou d’un récit-plaidoirie ?

En réalité, on aurait pu, avec force citations tirées du livre, en « raconter » l’essentiel, comme ce mot de Sophocle en exergue : 

« Un seul mot
Nous libère des tracas de la vie
C’est le mot « amour ».

Cependant, nous ne pouvons faire l’économie du résumé de ce roman, qui raconte l’histoire captivante de Frannie Langton, une femme aux mille visages, entre la Jamaïque et Londres au XIX ème siècle, entre racisme, esclavagisme, culpabilité, inceste, colonialisme, abolitionnisme, amour et rédemption. Une véritable plongée dans la noirceur de l’âme humaine.

Mais qui est vraiment Frannie Langton ? Une esclave, une meurtrière, une victime, une prostituée, une homosexuelle addicte sexuelle, une personne trouble ? Ou tout cela à la fois ?

C’est ce qu’elle va elle-même essayé de clarifier, en écrivant le récit de sa vie.

Mais peut-on faire confiance à ses souvenirs, donner foi à sa mémoire ? Peut-on vraiment se raconter, objectivement, sans se trahir, sans trahir et travestir les faits ?

« Jamais je n’aurais pu faire ce dont ils m’accusent, pas à Madame, parce que je l’aimais. Pourtant ils disent que je dois être condamné à mort et ils veulent que j’avoue. Mais comment avouer ce que je suis convaincue de ne pas avoir fait ? », nous dira-t-elle, pour rejeter les accusations de meurtre sur Mr et Mrs Benham, ses employeurs. L’amour suffit-il pour s’affranchir d’une accusation de meurtre ?

C’est pourquoi, à Londres, en 1826, lors de son procès, à la demande son avocat, elle va raconter son histoire : de sa petite enfance et sa prime jeunesse dans une plantation de canne à sucre, à son arrivée à Londres, où elle se voit « offerte » aux Benham, comme un vulgaire « cadeau humain ».

Tout le livre se déroule entre ces deux pôles, avec des personnages très entiers, et cette fameuse nuit de cauchemar, cette terrible nuit où tant de sang fut versé.

Pour Frannie, la question taraudante, obsédante, sera : comment aurait-elle pu tuer la personne qu’elle aimait ?

C’est ainsi que les confessions de Frannie Langton vont nous faire voyager dans une véritable épopée, très dure, qui oscille toujours entre l’ombre et la lumière ; l’amour, qui en est le cœur, n’est jamais loin de la haine.

Ce livre, pensé par le cœur et les tripes, est porté par une très belle écriture, alerte, et une langue magnifiquement imagée, dont le corollaire est une rage nécessaire, mesurée, juste.

Le roman de Sara Collins est un roman pluriel, à cheval entre le roman historique, le roman noir, policier, le roman d’apprentissage et de quête de savoir, le roman d’amour, un cri féministe et un cri de colère, une plaidoirie pour des droits divers, dont la condition de la femme, et la liberté.

Mais c’est surtout le roman de la dénonciation d’une énorme instrumentalisation, d’une chosification, d’une réification de Frannie Langton.

Le personnage principal est l’objet d’abus incessants, tous azimuts, et un outil expérimental pour son maître « fou » : Langton.

Le summum de l’horreur, c’est quand Frannie découvre qu’en réalité, au-delà de sa condition de héroïne des temps modernes, elle n’a jamais été que l’enjeu d’un pari cynique entre deux hommes avides de mal, des malades.

Le passage de ce pari odieux, au « cadeau humain » qu’elle va incarner, sera un traumatisme certain.

Cependant, dans ce récit, contrairement à ce qu’on peut penser, ici, rien n’est blanc, et rien n’est noir. Tout se joue dans les nuances et les clairs-obscurs.

Après le fléau douloureux, révoltant, avilissant, de l’esclavage, arrive la lumière de l’amour, qui lui-même, n’est pas dépourvu d’obscurité.

Frannie dira : « Mais cette histoire est l’histoire d’un amour, pas seulement celle d’un meurtre, même si je sais que ce n’est pas que vous attendez. » Puis elle ajoutera « la vérité, c’est qu’il y avait autant d’amour que de haine. La vérité, c’est que le premier était plus douloureux que la seconde ».

Ce livre, pertinent et accessible, écrit sur un contexte historique passionnant, avec une construction narrative judicieuse, aborde des thématiques nombreuses, dont la drogue, l’expérimentation scientifique pervertie, l’homosexualité, la société londonienne du 19 ème siècle, la volonté d’absolution… ce qui fait de cette histoire, un roman judiciaire, un pamphlet contre les discriminations, le chant d’une romance.

L’atmosphère très sombre, des fois pesante et mystérieuse du roman, est servie par une écriture vivante et bien rythmée, avec des descriptions très réalistes.

Mais si on revient à la question centrale de la culpabilité, qu’en est-il réellement ?

Pour Frannie, c’est clair : « Voilà ce dont je suis coupable : j’étais une femme qui aimait une femme, le pire des péchés féminins, avec la stérilité et le libre-arbitre ».

Au-delà de la quête d’amour, d’un mieux-être dans l’échelle sociale, d’une ascension ; au-delà de la quête de justice et de liberté, nous avons aussi les thèmes de l’apparence, de l’opinion, des différences entre le vécu, et le ressenti, entre les faux-semblants et les préjugés tenaces.

C’est ce qui explique « l’émotion qu’ont suscitée ces crimes sauvages », et que « la Mulâtresse Sanguinaire » ne peut avoir dans ses gênes, que « sauvagerie des nègres ».

Dans ce récit romanesque, Sara Collins met en abîme le livre et la lecture, pour mieux nous entraîner dans une réflexion sur les bienfaits de l’écriture et de la connaissance. 

C’est ce que j’appelle la partie « poétique ».

Et ce n’est pas pour rien que le fait de lire ait cette dimension primordiale aux yeux de Frannie, même si son apprentissage est né d’une duperie, d’une situation d’un être abusé, qui est conscient qu’il a été l’objet de manipulations : « j’étais un objet utile qui a un rôle à remplir. Qui doit rester où on l’a posé. »

A propos de sa maîtresse qui lui a appris la lecture, elle dira, lucide et amère : « cette promesse de m’apprendre à lire est la seule que Miss-bella ait jamais tenue ».

Si nous convoquons le Gotha des auteurs et des lectures, nous passons de Shelley, Lord Byron, « Candide » de Voltaire, Rousseau, Montaigne, Phyllis Wheatley, Boileau, « Robinson Crusoé » de Daniel Defoe ; donc nous nous promenons dans un espace littéraire, entre poésie et roman : « Oh Frances, Frances, ne penses-tu pas que chacun devrait lire un poème par jour ? On ne peut pas vivre que de roman ! », soupire Mme Benham.

C’est elle qui dira encore : « Même si à mon avis la lecture sert plutôt à se dégager du monde. A s’en échapper. Tout peut prendre forme dans un livre, même si le monde est informe ».

Que pense-t-elle des auteurs ? « Le problème des écrivains, c’est qu’ils consacrent toute leur vie à essayer de se mentir ».

Entre fuite, mise entre parenthèses du monde, distanciation, ou mensonge, l’écriture et la lecture n’en sont pas moins les compagnes les plus fidèles de l’amour interdit, entre Frannie Langton et Mme Benham.

Le fait de poser la problématique du livre, de la lecture et de l’écriture ou de l’écrivain, donne une dimension sémiologique à ce roman, au point d’arriver à une comparaison entre la vie et la narration, entre le vécu et le récit : « Mais avec le recul, je comprends que la vie est souvent une histoire que l’on se raconte, que l’on peut être à la fois la personne qui lit, et l’objet de la lecture ».

Ainsi en va-t-il du miracle du livre, où on peut être à la fois acteur et agi, sujet et objet, donc une nature double.

De plus, dans cette relation, vient se greffer celle qui existe entre le récit et l’émergence du bonheur, que nous raconte Frannie : « Non, ce que vous allez lire est le récit de ma vie et du bonheur qui y entré, deux choses auxquelles je ne pensais pas avoir jamais droit, pas plus au récit qu’au bonheur. »

Si l’avocate Sara Collins est partie de sa soif de justice, de sa rage de sortir la femme des griffes de la grande possession dont elle est victime, pour exalter sa colère, c’est peut-être pour justifier une proximité de pensée avec le philosophe Ovide « Exitus acta probat. La fin justifiera les moyens ».

En donnant du pouvoir aux femmes, par leur liberté sexuelle, par leur émancipation, par la lecture, par une volonté d’élévation et d’ascension sociales, elle affirme sa propre détermination inébranlable de changer les choses, de sortir la femme des griffes des hommes, et l’homme des serres de l’esclavage : « Je vous appartiens… Madame vous appartient. Nous vous appartenons tous. Où est la vertu là-dedans ? ». Nulle part évidemment.

Mais le livre peut servir à s’affranchir de ces servitudes, semble-t-elle nos dire : « les livres étaient mes compagnons… Et si je suis heureuse d’avoir pu apprendre, quelle que soit la raison pour laquelle c’est arrivé. Cela m’a permis de voir qu’une vie n’est pas figée, qu’elle peut être pleine d’aventures. Parfois je m’imaginais que j’étais une dame comme dans les romans et les histoires d’amour. Cela va peut-être vous paraître bête, mais j’avais l’impression d’appartenir à un monde qui sinon m’aurait été inaccessible ».

Nous ne sommes donc pas surpris de la réponse de Frannie à la question : «  que voudriez-vous que l’on se rappelle de vous ? Si vous aviez une dernière page et une dernière heure, qu’écririez-vous ? ».

Comme si elle coulait de source, rafraîchissante, arrive la réponse « Un récit de moi-même… J’ai aimé deux choses : les livres que j’ai lus, et les personnes qui les ont écrits. Car, malgré le cas qu’on en fait, la vie n’a pas de sens, mais les romans nous permettent de croire que, en fait, elle est quelque chose ».

Aujourd’hui, on dirait : la vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie, donnant ainsi une tonalité toute poétique à ce mot flamboyant : « certains de nous sont des sculpteurs de mots, là où les autres sculptent du bois ».

Bien sculpté, avec des mots bien ciselés et des personnages construits et triés sur le volet, voilà le sort de ce roman.

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste

Professeur d’université

Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)

Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : «  des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)

Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 

Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).