C’est au chevet de la mission colonisatrice que nous convie Mongo Beti dans ce grand classique de la littérature. Pour confesser le mourant, le Révérend Père Supérieur Drumont, brave prêtre en quête de brebis égarées à guider. Témoin malgré lui du semi-échec de l’évangélisation de l’Afrique, puis défenseur des villages que couvre sa paroisse contre les excès de l’administration coloniale, le révérend est le héros de ce récit haut en couleurs, drôle et grave à la fois, fidèle à la patte de Mongo Beti.
Mongo Beti et la nécessité d’être un écrivain gênant
Dans une interview, Mongo Beti dénonce en Camara Laye une littérature folklorique qui se plie à un lectorat français avide d’exotisme. Ce n’est sans doute pas un hasard si L’Enfant Noir est paru peu de temps avant le Pauvre Christ de Bomba (1953 et 1956). Dans les deux romans, on est plongé dans une histoire coloniale à bout de souffle, dans les différentes facettes de l’individu africain en re-gestation. Dans le premier, longuement étudié à l’école primaire en Afrique francophone, ce sont les souvenirs d’une douce enfance passée en Afrique et la dure réalité de la vie d’étudiant Noir en France qui sont mis en avant. Dans le second, c’est la violence avec laquelle le navire de l’idéologie coloniale décime le confort du territoire et des valeurs traditionnelles, par l’intermédiaire de sa figure de proue, la mission évangélisatrice. C’est précisément le silence sur cet aspect de l’histoire du continent que Mongo Beti reproche à Camara Laye. Pour celui qui refuse d’être confiné à une littérature du floklore, du divertissement, l’écrivain qui naît et évolue dans une société en difficulté, en proie à l’indexation de ses ressources et de ses valeurs culturelles, se doit de prendre position, ne serait-ce que pour porter l’épée au nom des peuples « vaincus ». C’est ce qu’est Le Pauvre Christ de Bomba : une arme de contestation, un brin moqueuse, hautement perspicace, et qui fait mouche.
Le « mystère Blanc »
Antithèses parfaites de l’enfant noir par l’autre écrivain camerounais que nous connaissons, Denis, boy et enfant de chœur du Révérend (nous l’appellerons R.P.S.), et Zacharie, son cuisinier, paraissent comme les deux facettes d’un même personnage et résument à eux seuls la vision que les colonisés ont longtemps eue des colons : celle d’une créature mystérieuse, dangereuse et fascinante à la fois, qu’il vaut mieux avoir comme protecteur ou comme patron. C’est Denis qui joue le rôle du narrateur. A travers sa bouche juvénile, Mongo Beti cisèle la pensée du colonisé : tantôt juge tantôt partie, très souvent encline à juger son païen de voisin, même en son for intérieur, pour plaire au révérend, représentant de la pensée « civilisatrice ». Denis pècherait presque par excès de candeur s’il n’était pas si évident qu’il est une représentation ironique de la naïveté du colonisé, que Mongo Beti raille avec une certaine tendresse à travers le personnage de Zacharie, le cuisinier opportuniste. Faussement soumis à son patron, Zacharie est la bouche par laquelle Mongo Beti exprime le fond de sa pensée à propos des missions évangélisatrices et de leurs dégâts. Il empruntera d’ailleurs plusieurs voix pour rendre compte de la réalité du projet colonisateur, soulignant que les Noirs « écoutent les missionnaires pour comprendre le mystère des Blancs, leur force, leurs avions, mais ceux-ci ne leur parlent que de Dieu, de l’âme, du paradis et de l’enfer, comme si les Noirs ne savaient rien de tout cela bien avant d’avoir été colonisés ». C’est là le nœud du problème : le fait que l’on tente de calquer son modèle de société sur un peuple qui évolue depuis des temps immémoriaux selon un paradigme totalement différent, pour une raison purement économique. Extrait de la conversation entre le Révérend et un jeune administrateur des colonies : « mon Père […], vos problèmes sont d’ordre esthétique : modeler une race, comme on fait d’un vase, lui imposer la forme qu’on désire… » (Ce à quoi le Révérend répond) : « Justement, prenez donc un vase déjà cuit, essayez de lui imposer votre forme à vous et venez m’en dire des nouvelles ».
La question du Christ en Afrique
Economie oblige, l’idéologie en échec laisse place, évidemment, à la violence. Que vient faire le Christ et l’absolution des péchés dans une contrée où l’on est constamment heureux, et donc éloigné de l’idée que le christianisme donne de Dieu ? C’est la question qui tourmentera, tout au long du roman, le R.P.S. Drumont et son boy, et à laquelle ils tenteront de répondre tout au long de l’histoire. Jusqu’à ce que, de désespoir, le Révérend Drumont finisse par douter du bien-fondé de sa mission et par se poser en défenseur d’un village menacé par la construction des routes. C’est toute l’histoire du choc des cultures et des cultes qui se joue ici ; celle du rapport à l’autre, qui, perçu comme inférieur, a l’outrecuidance de se poser en égal face à celui qui est censé le guider. Les brebis n’en sont pas, ou alors elles ne veulent pas être guidées, puisqu’elles estiment être déjà sur leur vallée aux verts pâturages. Et le prêtre est bien embêté ; comment admettre que ces païens puissent être les égaux d’un croyant fervent et sincère ? C’est un bilan des réponses inadaptées à cette question du rapport à l’autre que dresse Mongo Beti. Une question qui, finalement, préexiste à l’histoire coloniale : en des temps préhistoriques, n’est-ce pas cette même question qui se posa à l’homme de Néandertal ?
Plus encore, l’auteur pose là les bases de ce que devrait être, comme il l’a si souvent montré à travers son œuvre, un écrivain : un témoin, sinon de son temps, du moins d’un temps fort. Pour que ne soient pas oubliées les exactions que l’homme a perpétrées envers ses frères. Mais en déformant la réalité pour créer de toutes pièces un missionnaire doté des scrupules qui tourmentent l’esprit profondément humaniste du R.P.S. Drumont, – l’auteur le signale d’ailleurs au début : jamais il n’y a eu, ni n’aura, de Révérend Drumont en Afrique, autrement ce serait trop beau – il nous rappelle, et c’est tout aussi important, que l’un des rôles de l’écrivain est aussi d’insuffler, de temps à autre, un peu d’espoir.
Touhfat Mouhtare-Mahamoud