Le retour au pays natal est un thème récurrent voire obsessionnel dans la littérature noire. Cette reconnexion avec le pays d’origine, c’est une problématique qui concerne toute l’innombrable diaspora africaine. Les deux romans que je vais vous présenter abordent cette réalité de manière si constrastée et si innovante qu’après les avoir lus on ressentira la complexité et la poésie du bercail africain retrouvé. Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie (2013) et Delikatessen de Theo Ananissoh (2017) nous défrichent ce terrain connu chacun à leur manière. D’abord parce que les deux auteurs ont un vécu différent. Chimamanda Ngozi Adichie, l’auteure Nigérianne que l’on ne présente plus est revenue s’installer dans dans son pays après un long séjour aux Etats-Unis. Theo Ananissoh, écrivain Togolais accompli, fait partie, lui, de la diaspora. Il habite en Allemagne.
Chimamanda Ngozi Adichie produit avec Americanah un roman long, avec une réflexion détaillée sur des questions identitaires brûlantes. Dans Delikatessen, Theo Ananissoh concentre sa trame sur 3 jours et trois nuits, nous laissant plus d’espace pour décryper et réagir aux choix de ses personnages. Deux oeuvres en somme qui dans leurs différences nous clarifient les idées sur le sujet de la réintégration des africains de l’extérieur.
Retour définitif ou éphémère?
Ifemelu, personnage principal du roman
d’Adichie, quitte définitivement l’Amérique pour Lagos. Dans
Delikatessen d’Ananissoh, Aeneas, un poète basé au Canada, revient, lui,
plus brièvement au Togo pour promouvoir son art mais il ne va pas y
rester. Pourquoi Ifemelu part-elle d’Amérique malgré la réussite
fulgurante de son projet universitaire (elle donne des cours à
Princeton), un couple stable et son blog qui fleurit? C’est
qu’interrogée par les tensions raciales aux Etats-Unis, la fadeur de ses
amours et une nostalgie sentimentale tenace, elle ne se sent pas à sa
place. Les aventures d’Ifemelu sont captivantes et porteuses d’espoir
malgré la satire sociopolitique qui occupe une place de choix dans ce
roman. Si vous êtes un africain déraciné, ce roman vous donnera envie
d’oser le retour.
Dans le roman Delikatessen, Theo Ananissoh présente un héros qui
s’adapte mal aux réalités qu’il retrouve. Ses haut-le-coeur face à la
pauvreté et à la brutalité sont les manifestations d’une frustration que
bien des lecteurs de la diaspora reconnaîtront. Bref, l’identité
africaine d’Aeneas tangue et retangue mais elle ne flanche pas. Il n’ y a
pas de rejet définitif de son africanité. Théo Ananissoh excelle
notamment dans les descriptions touchantes des paysages de son pays. Il
fait des incursions dans l’histoire de l’esclavage et de la
colonisation, comme pour y trouver des clés qui manquent à Aenéas. Et
pour finir, la dimension érotique de ce retour en Afrique décrit dans
Delikatessen (je ne vous en dis pas plus) montre bien à quel point le
personnage a l’Afrique dans la peau.
Des noms et des voyages…
Americanah c’est le nom que les
nigérians donnent à leur compatriotes qui se sont envolées vers le pays
du dollar. Ce choix de titre épouse d’emblée une vision africanisée.
Delikatessen, en revanche, est un mot allemand que l’on pourrait
traduire par épicerie fine. Ce titre européanisé nous parle du
changement qui s’opère lorsque l’on quitte l’Afrique pour les pays du
Nord.
Le nom d’Ifemelu, l’héroïne d’Americanah sonne aussi comme ‘female’ en
anglais nous positionnant donc sur un terrain africaniste et féministe.
Contraste frappant avec le choix de Theo Ananissoh. Le nom Aeneas nous
rapelle l’épopée latine des Énéides. L’auteur illustre ainsi peu-être ce
phénomène de l’interculturalité africaine qui consiste à gagner un
ancrage culturel d’un côté parfois au prix de la fragilisation manifeste
mais non totale de l’attachement à notre culture d’origine.
La femme nomade!
Il est pasionnant de regarder comment
nos deux auteurs configurent l’espace dévoué à la femme dans ce paysage
du retour. Pour Ifemelu être une femme est à la fois un avantage et un
handicap lorsqu’elle revient à Lagos. Elle est courtisée et convoitée en
tant qu »Americanah’ et en tant que belle femme aussi; mais la jalousie
féminine est aussi l’une des facettes frappante de cette admiration
dont elle bénéficie. Au final, elle est un peu décalée par rapport aux
valeurs locales mais elle sait qu’elle appartient à sa terre et que sa
terre lui appartient.
Puis il y a Sonia, le personnage phare de Delikatessen. Elle est une
star au Togo mais c’est aux charmes d’Aeneas l’étranger, qu’elle
succombe. Il est pour elle un prince charmant du XXIème siècle, celui
que beaucoup de femmes noires attendent et qui ne viendra peut-être
jamais car sa particularité c’est d’occuper un espace creux entre rêve
d’Occident et identité africaine. Sonia est un appas pour les
hommes-vautours, tout comme Ifemelu dans Americanah, mais Théo Ananissoh
met l’accent sur la description du rapport de force entre les mâles
dominants du cru et Aenéas ‘l’ outsider’ ‘le challenger’.
Ces deux écrivains représentent le retour aux sources comme une aventure à vivre absolument. Amis de la diasspora, prenez vos billets et vous vivrez comme dans un de ces romans. Ou alors il faudra faire place en votre âme à une éternelle sodade.
Source : https://www.tracesmetisses.org/2017/11/30/9-ceux-qui-reviennent/